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SANGUINES
œUVRES DE PIERRE LOUYS
ASTARTÉ, poèmes. — 1892 épuisé.
LES CHANSONS DE BILITIS. — 1894 ..... 1 vol.
APHRODITE. — 189G 1 vol.
LA FEMME ET LE PANTIN. — 1898 1 vol.
LES AVENTURÉS DU ROI PAUSOLE. — 1901. . . 1 vol.
TL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE
?0 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.
15 exemplaires numérotés sur papier du Japon.
15 exemplaires numérotés sur papier Whatmann.
PIERRE LOUYS
SANGUINES
ONZIÈME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1903
Tous droits réservés.
OîSs
A MON FRÈRE
L'H0M3IE DE POURPRE
L'HOMME DE POURPRE
Dans les jardins verts de la blanche Ephèse,
nous étions deux jeunes apprentis avec le vieil-
lard Bryaxis
Lui, venait de s'asseoir dans un siège de
pierre aussi pâle que son visage. Il ne parlait
point. Il grattait la terre du bout de son bâton
usé.
Nous, par respect pour son grand âge et pour
sa grande gloire plus vénérable encore, nous
nous tenions debout en face de sa personne^
SANGUINES.
adossés à deux cyprès noirs et n'osant ouvrir lu
houclie alors qu'il ne disait rien.
Immobiles, nous le considérions avec une
sorte de piété dont il semblait avoir conscience.
Nous lui savions gré de survivre à tous ceux
que nous aurions voulu connaître; nous l'ai-
mions de se montrer à nous, simples enfants
nés trop tard pour entendre les voix héroïques;
et, pressentant les jours prochains oii personne
ne le verrait plus, nous cherchions en silence
les invisibles liens qui l'unissaient à son œuvre
éclatante. Ce front avait conçu, ce pouce avait
modelé dans l'argile de l'ébauche, une frise et
douze statues pour le tombeau de Mausole,
les cinq colosses dressés devant la ville de
Rhodes, le Taureau de Pasiphaé qui fait rêver
les yeux des femm.es, le formidable Apol-
lon de bronze et le Séleucos Triomphant de
la nouvelle capitale... Plus je contemplais
leur auteur, et plus il me paraissait que les
dieux avaient dû façonner de leurs mains
ce sculpteur de la lumière, avant de des-
L'HOMME DE POURPRE.
cendre jusqu'à lui pour qu'il les révélât aux
hommes.
Tout à coup, un pas de course, un sifflet, un
cri de gaieté : le petit Opliélion bondit entre
nous.
— Bryaxis! fit-il. Ecoute ce que toute la
ville sait déjà. Si je suis le premier à te l'ap-
prendre, je déposerai une fève devant l'Arlé-
mis... Mais d'abord, salut! J'avais oublié.
Vite, il nous lit du coin de l'œil un cligne-
ment qui pouvait passer aussi pour un salut, à
moins que cela ne voulût dire : préparez-vous
bien. Et aussitôt, il commença :
— Tu savais, mon bon vieux, que Clésidès
faisait le portrait de la Reine?
— On m'en avait parlé.
— Mais la fin de l'histoire, on te l'a dite
aussi?
— Il y a donc une histoire?
— S'il y en a une! Tu ne sais rien! Clésidès
était venu tout exprès d'Athènes, il y a huit
1.
SANGUINES.
jeurs. On l'amène au palais, la Reine n'était
pas prête! elle se permeltait d'ùtrc en retard.
Enfin elle se montre, salue à peine son peintre,
et pose... si l'on peut appeler cela poser. Il pa-
raît qu'elle remuait tout le temps, sous prétexte
que l'amour lui avait donné des crampes. Clé-
sidès dessinait tant bien que mal, au vol des
gestes, et de très méchante humeur, comme tu
.peux l'imaginer. Son esquisse même n'était pas
faite, quand voici la Reine qui se retourne et
déclare qu'elle veut poser de dos!
— Sans raison?
— Parce que son dos, disait-elle, est aussi
parfait que le reste et doit figurer dans le ta-
bleau. Glésidès a beau protester qu'il est peintre
et non statuaire, qu'on ne tourne pas derrière
un panneau et qu'on ne peut dessiner une
femme vue de tous les côtés sur la même
planche, elle répond que c'est sa volonté, que
les lois de l'art ne sont pas les siennes, qu'elle
a vu le portrait de sa sœur en Perséphone, de
«a mère en Dêmêtèr, et qu'elle, Stratonice, à
L'HOMME DE POURPRE.
elle toute seule, posera pour les Trois Grâces.
— Ce n'est pas bête, ditBryaxis.
Notre camarade s'offusqua.
— Pourtant si Glésidès avait répondu non?
Il en était libre, je pense. On ne donne pas
d'ordres à un artiste. Cette petite en use avec
nous d'une façon que nous ne supporterons
pas. Jamais son père n'aurait fait cola! Lors-
qu'il mille siège devant Rhodes où Protogène
travaillait son lasyle...
— Je sais, dit Bryaxis. Continue.
— Bref. Clésidès était fort en colère, encore
qu'il n'en montrât rien* Il termine son étude
de dos, la Reine se lève, lui demande de reve-
nir le lendemain, il accepte et la quitte. Bon.
Ophélion se croisa les bras.
— Le lendemain, savez-vous qui l'attendait?
Une servante sur un tabouret.
— Stratonice, dit-elle, est fatiguée, ce matin.
Elle ne posera plus, mon maître, et c'est moi
qui la remplacerai tant que son portrait ne
sera pas fmi. Ainsi en a-t-elle décidé.
SANGUINES.
Nous éclatâmes de rire et Bryaxis lui-même
ne s'en défendit point.
Ophélion poursuivait gaiement :
— L'esclave n'était pas mal faite. Clésidès
poussa les scrupules jusqu'à lui donner les
crampes de rigueur afin qu'elle ressemblât
ainsi de plus près à sa maîtresse. Puis il expli-
qua d'un ton sec qu'il n'avait plus besoin
d'elle, et rentra chez lui avec ses dessins.
— Cette fois, il a eu raison! m'écriai-je. La
Reine se moquait, vraiment.
— En chemin, comme il passait le long du
port marchand, il aperçut un marinier dont
quelqu'un lui avait dit qu'il voyait la Reine en
secret, bien que personne n'en eût la preuve.
C'est Glaucon, vous le connaissez bien. Clésidès
le manda chez lui, le paya, le fit poser et
quatre jours plus tard il avait terminé deux
petits tableaux injurieux qui représentaient la
Reine entre les bras de cet homme, d'abord de
face et ensuite de dos...
— Comme elle l'avait désiré, interrompis-je.
L'HOMME DE POURPRE.
— A peu près . La nuit dernfère (à quelle heure ?
on n'en sait rien), il a fixé les deux planches
peintes au mur du palais de Seleucos : sans
doute il a pu s'enfuir sur une barque après sa
vengeance publiée, car on ne trouve sa trace
nulle part.
Nous nous récriâmes :
— La Reine va en mourir de rage !
— La Reine? Elle le sait déjà et si elle est
furieuse au fond, elle le dissimule émerveille
Pendant toute la matinée, une foule énorme a
défilé devant ces affiches à scandale. On a pré-
venu Stratonice, qui a voulu voir, elle aussi.
Suivie de quatre-vingts personnes de la cour,
elle s'est arrêtée devant chacun des deux sujets,
approchant et reculant pour juger tour à tour
du détail et de l'ensemble... J'étais là, etcomme
je la suivais des yeux avec frisson, me deman-
dant qui de nous elle allaitmettre à mort lorsque
sa fureur éclaterait : « Je ne sais pas lequel
est le meilleur, dit-elle; mais tous deux sont
excellents. »
.10 SANGUINES.
Bryaxis, au milieu de notre exultation, leva
simplement les sourcils en donnant à son vieux
visage les plis de la surprise et de Festime :
— Elle prouve qu'elle n'est pas moins spi-
rituelle qu'impudente, fit-il. L'histoire est cu-
rieuse en effet. Mais comment en êtes-vous si
fiers, mes enfants? Il me semble que le rôle de
l'artiste ne vaut pas celui du modèle, dans
•Fanecdote que je viens d'entendre?
— Si la Reine avait osé, dit Ophélion, elle
aurait fait poursuivre Clésidès jusqu'au delà
des mers, et tuer comme un chien. Mais alors
tout le pays grec l'aurait traitée en femme bar-
bare, elle qui veut se croire Athénienne par le
hasard qui l'a fait naître dans un Parthénon
devenu Porneion. Stratonice tient l'Asie dans
sa main comme une mouche, et elle a reculé
devant un homme qui a pour toute arme une
boulette de cire. Désormais l'Artiste est le roi
des rois, le seul être inviolable qui vive sous
le soleil. Voilà pourquoi nous sommes fiers!
Le vieillard fit une moue assez dédaigneuse :
L'HOMME DE POURPRE. It
— Tu es jeune, répliqua-t-il. De mon temps
on disait déjà la même formule, et peut-ôtre
avec plus de raisons. Lorsque Alexandre, timi-
dement, essayait d'expliquer « pourquoi » tel
tableau lui paraissait bon, mon ami Apelie le
faisait taire en disant qu'il prêtait à rire aux
gamins qui broyaient ses couleurs. Et Alexan-
dre s'excusait... Eh bien ! je n'ai jamais trouvé
que ces sortes d'anecdotes valussent le mal
qu'on se donne pour en faire le récit. Quels-
que soient le respect ou la hauteur du roi en-
vers les peintres contemporains, les tableaux
n'en sont ni meilleurs ni pires : tout cela est
donc indifTérent. Au contraire, il peut êlre bon
et même grand, qu'un artiste ose et puisse se
mettre, non pas au-dessus du roi quelconque
dont l'armée passe le long de ses murs, mais
plus haut que les lois humaines, et plus haut
que les lois divines, le jour où ses muses lui
commandent de fouler aux pieds tout ce qui
n'est pas elles.
Bryaxis s'était dressé.
12 SANGUINES.
Nous murmurâmes :
— Qui a fait cela ?
— Personne_, peut-etrC; dit le vieillard avec
im songe dans les yeux. Personne... si ce n'est
Parrhasios... Et encore fil-il bien?... Je le
croyais autrefois. Aujourd'hui, je ne sais plus
que penser.
Ophélion me jeta un regard étonné. Mais je
ne pouvais rien lui apprendre.
— Nous ne te comprenons pas, dis-je à
Bryaxis.
Il pensa nous mettre sur la voie.
— Le Prométhée... fit-il tout bas.
— Eh bien?
— Vous ne savez pas?... Vous ne savez pas
comment Parrhasios a peint le Prométhée de
l'Acropole?
— On ne nous l'a pas dit.
— Vous ne connaissez pas cette horrible
scène? la tragédie de mort et de hurlements
d'où «e tableau est sorti dans le sang comme
rciilViMi d'inic accou'-hée?
L' no M Mi-: DE pocnpr.E. 13
— Parle... Dis-nous toute la scène; nous
n'en savons rien.
Un instant, Bryaxis suspendit son regard
sur nos jeunes tètes comme s'il hésitait à
nous plonger de force un pareil souvenir dans
lame...
Puis il se détermina :
— Eh bien! oui. Je vous la dirai.
H
Ce que je vous raconte, mes enfants, s'est
passé la dernière année de la cent septième
Olympiade, Tannée même où Platon mourut :
il y a bien cinquante ans de cela.
J'étais alors dans Halicarnasse et je venais
d'achever ma part de labeur au tombeau de
Mausole le Chevelu : part ingrate s'il en fut
jamais. Scopas qui nous dirigeait avait trouvé
bon de décorer tout seul la façade orientale du
monument, c'est-à-dire qu'à l'heure du matin
où se font les sacrifices, les marbres de notre
maître resplendissaient en pleine lumière, et,
vraiment, on ne voyait qu'eux. A son camarade
Timothée, il avait attribué la face latérale sud,
16 SANGUINES.
un peu moins intéressante et deux fois plus
étendue. Leolvharès s'était chargé du fronton
occidental; quant à moi, j'avais pris ce dont
personne ne voulait, le côté nord, travail
énorme et perpctu3llement dans l'ombre. Pen-
dant cinq ans, je sculptai ainsi des Victoires
et des Amazones qui vivaient au soleil comme
des femmes, mais chaque fois qu'il me fallait
en fixer une po ur toujours dans la zone obscure
du mausolée, il me semblait la voir mourir, et
je pleurais, mes petits enfants.
Enfin, ma tache vint à son terme. Je me
préoccupai de rentrer en Attique. Cette année-
là, comme aujourd'hui, la mer Egée était peu
sûre. Guerre partout. Haines de ville à ville.
Athènes, d'ailleurs, était vaincue. Le jour où
je voulus partir, je ne trouvai pas d'armateur
qui se souciât d'aller au Pirée. Les Gariens, en
bons négociants, se retournaient vers le vain-
queur, et dès que la prise d'Olynthe eut fait
tomber Khalkis dans les mains du Macédo-
dicn, tous les marchands d'IIalicarnasse gon-
L'HOMME DE POURPRE. il
fièrent leurs voiles vers l'Eubée pour y vendre
des robes de Gos avec des courtisanes de Cnide.
Moi aussi, je partis pour Klialkis. L'Euripe,
me disais-je, n'est pas large, et d'Aulis, par
Tanagre et la route d'Akharnées, j'aurai
bientôt gagné Athènes. Ce voyage sur mer fut
désagréable; on me traita fort mal dans mon
coin, où pourtant je tenais peu de place. Mon
nom alors n'avait pas le même son qu'aujour-
d'hui sans doute, et le Mausolée était trop
neuf pour mériter qu'on l'estimât. Les autres
passagers se contentaient de savoir que j'étais
citoyen d'Athènes, et cela suffisait bien pour
qu'ils se moquassent, puisque Athènes était
malheureuse.
Un matin, le soleil avait déjà passé les cimes
des hauteurs orientales, lorsque nous abor-
dâmes à Khalkis au milieu d'une foule im-
mense. Je m'y perdis avec plaisir.
En interrogeant quelqu'un, j'appris qu'il
y avait hors des portes un extraordinaire mar-
ché. Philippe, à la chute d'Olynthe, après avoir
18 SANGUINES.
rasé la ville, avait emmené en esclavage la
population tout entière : environ quatre-vingt
mille têtes. La vente avait lieu depuis deux
jours. On comptait qu'elle durerait trois
mois.
Aussi la ville regorgeait-elle d'étrangers,
d'acheteurs et de curieux. Mon interlocuteur,
qui était marchand de vins, ne se plaignait pas
de cette cohue; mais il me confia que son voi-
sin, lequel vendait à l'ordinaire des esclaves
cotés fort cher, s'était ruiné du jour au lende-
main, tant la baisse avait été prompte. J'entends
encore le tavernier me dire avec de grands
gestes :
— Enfin, un Thrace de vingt ans, on sait ce
que cela vaut, par les dieux! Quand on en
achetait douze pour cultiver une plaine, on
comptait bien douze sacs d'or frappés à la
chouette ! Eh bien ! va, va marquer les prix ;
le cours est tombé à cinquante drachmes. Juge
par là des autres ! Jamais cela ne s'est vu ! 11 y
a trois mille vierges au marché : on les écoule
L'HOMME DE POURPRE. 10
à vingt-cinq drachmes; ne crois pas que je parle
au hasard : vingt-deux, vingt-cinq, vingt-huit
drachmes lorsqu'elles ont la peau très blanche.
Ah ! Philippe est un grand roi !
Cet homme me dégoûtait. Je me séparai de
lui, et je suivis la multitude jusqu'au delà des
portes ouvertes, dans la vaste prairie en pente
où les Olynthiens étaient parqués.
A grand'peine je me frayais un chemin entre
les groupes en mouvement, et je ne savais plus
dans quel sens diriger une marche si contra-
riée, lorsque je vis passer devant moi un cor-
tège extravagant et majestueux devant lequel
la foule s'écartait.
Six esclaves sarmates s'avançaient deux par
deux, chacun portant une charge d'or et des
coutelas à la ceinture. Derrière eux, un négril-
lon tenait horizontalement comme une patère
à libations, une longue crosse de cèdre rose
serrée par un lacet d'or : la canne auguste du
Maître. Enfin, gigantesque et pesant, couronne
20 SANGUINES.
de llcurs, la barbe imprégnée de parfums, sou-
tenu par les deux épaules aux cous de deux
jolies filles, enveloppé dans une robe de pourpre
dont la surface était énorme et repoussant les
herbes avec ses larges pieds, je vis Parrhasios
lui-même, semblable au Bakkhos indien, et ses
yeux s'abaissèrent sur moi.
— Si tu n'es pas Bryaxis, me dit-il en fron-
çant le sourcil, comment te permets-tu de
prendre son visage?
— Et toi, si tu n'es pas le fils de Sémélé, qui
t'a donné ces vastes boucles, cette stature dio-
nysiaque et cette robe de pourpre tissée par les
Grâces de Naxos?
Il sourit. Sans même dégager son bras du
soutien charmant qui l'élargissait, il me tendit
comme un plat d'or par-dessus une courtisane,
sa grande main chargée d'anneaux, et serra la
mienne sur un sein découvert.
— Khariklo, dit-il à la jeune fille de droite,
prends mon ami d'un bras qui lui soit doux, et
continuons notre promenade. Bientôt le soleil
L'HOMME DE POURPP.E. 2:4
serait trop ardent pour que ton fard n'en souf-
frît point.
Nous repartîmes donc tous enlacés. Parrha-
sios imprimait à la marche un balancement
vaste et scandé, pompeux comme un hexamètre
où le petit pas des femmes eût battu le dactyle.
En trois mots, il s'enquit de mes œuvres et
de ma vie. A chacune de mes réponses, il disait
vivement : « C'est pariait », afin de couper
court aux explications. Puis il se mit à parler
de lui.
— Comprends bien que je t'ai pris sous ma
protection, disait-il, car pas un citoyen d'Athè-
nes, hors moi seul, n'est en sûreté chez le Ma-
cédonien, et si le moindre différend t'avait
conduit devantla justice, je n'aurais pas donné
deux oboles, ce matin, de ton indépendance.
Désormais, te voilà tranquille.
— Je ne suis pas, répondis-je, d'un naturel
tremblant; mais je ne doute guère qu'ici même
et si tu donnais ton nom...
— C'est fait, déclara-t-il. Je me suis annonce.
t2 SANGUINES.
Lorsque Philippe a su que je lui faisais l'hon-
neur de visiter sa nouvelle ville oii il n'installe
que des goujats, il a dépêché sur ma route à dix
stades du pont de l'Euripe un officier de son
palais. Cet homme m'apportait des présents
royaux, entre autres six colosses du Nord et
les deux belles filles que tu vois : la force pour
m'ouvrir la marche, la grâce pour fleurir ma
personne.
— Des Macédoniennes? demandai-je. ,
— Macédoniennes de Rhodes! firent-elles
^n éclatant de rire.
Et Parrhasios, d'un geste généreux, con-
clut :
— Elles seront dans ton lit ce soir. Moi, j'en
ai laissé d'autres avec mes bagages ; mais tu
peux être seul, ami : accepte ces roses de ma
main. Leur jeune peau doit être éclatante sur
un tapis de pourpre sombre.
Nous approchions du grand marché. Il s'ar-
rêta, et, me regardant :
L'HOMME DE POURPRE. 2'S
— Au fait, tu ne me demandes pas ce que
je viens chercher icil
— Je n'osais.
— Le devine s- tu?
— Non certes. Je ne pense pas que tu veuilles
un esclave, puisque Philippe te donne les siens.
Ni une femme, puisque celles-ci...
— Je suis venu d'Athènes à Khalkis pour
trouver un modèle, mon petit. Te voilà tout
surpris. Je m'y attendais bien.
— Un modèle? 11 n'y en a donc plus entre-
l'Académie et le Pirée?
— Environ quatre cent quarante mille, pour
moi, dit Parrhasios orgueilleusement; la popu-
lation de TAltique. Et cependant je cherche un
modèle au marché des Olynthiens. Voici pour-
quoi. Tu vas comprendre.
Il se redressa :
— Je fais, dit-il, un Promélhée.
En prononçant un pareil nom, il resta la
bouche ouverte et toute l'horreur de son sujet
passa dans le pli de ses sourcils.
— Des Promélhées, tu le sais, il y en a sous
tous les portiques. Timagoras en a vendu un.
ApoUodore en a tenté un autre. Zeuxis a cru
pouvoir... mais pourquoi rappeler tant de
piteuse peinture? On n'a jamais fait de Pro-
méthée.
— Je le crois, répondis-je.
— On a représenté des paysans nus attachés
sur des rochers de bois et le visage tordu par
je ne sais quelle grimace qui trahit un mal de
dents; mais Prométhée Forgeron du Feu, Pro-
méthée Créateur de l'Homme et sa lutte avec
l'Aigle-Dieu entre le Caucase et la Foudre, ah !
non! Bryaxis! on n'a pas fait cela. Ce Promé-
thée grandiose, je le vols comme ta face, et je
veux en clouer l'image à la muraille du Par-
thénon.
Disant cela, il quitta l'appui de ses deux
femmes, prit sa canne d'or au petit porteur et
traça de grands gestes dans l'air.
— Depuis deux mois j'y travaillais, j'avais
trouvé des rochers superbes dans les domaines
L'IIOMiME DE POURPRE. 25
de Kralès au promontoire d'Astypalée. Toutes
mes études étaient finies. Le fond démon pay-
sage : prêt. La ligne de la figure : en place. Et
tout à coup me voici barré : je ne peux pas
trouver une tête. Ohl s'il s'agissait d'un Hermès,
d'un Apollon ou d'un Pan, tous les citoyens
d'Athènes seraient fiers de poser chez moi ; mais
prendre pour modèle un homme dont le génie
resplendisse sur le visage et ligoter cet homme
par les pieds, par les poings, sur la charpente
d'un praticable, tu le vois bien, ce n'est pas
possible. On ne peut disloquer ainsi que les
membres d'un esclave. Et ces gens ont des têtes
de brutes ! Ce sont des Encelades, des Typhons ;
ce ne sont pas desProméthées. Pourquoi? parce
que nous manquons d'esclaves qui aient été de
libres Hellènes. Eh bien! Philippe nous en ap-
porte ; je suis venu les prendre où il les vend.
Je frémis.
— Un Olynthien? dis-je. Un allié vaincu?
Mais où comptes-tu faire ce tableau ?
— A Athènes !
SANGUINES.
— Sur le sol d'Athènes ton esclave scia
libre.
— Il sera selon ma volonté.
— Mais alors, si tu le traites en captif, n'as-
tu pas peur que les lois... ?
— Les lois? dit Parrhasios avec un sourire.
Les lois sont dans ma main comme les plis
de ce manteau, que je jette derrière mon
épaule.
Et d'un mouvement magnifique, il s'enve-
loppa de pourpre et de soleil.
m
Le marché aux Olynthiens s'étendait devaiit
nous.
A perte de vue, et formant en ligne droite
six larges voies parallèles, des estrades de
planches étaient dressées sur des tréteaux de
hauteur médiocre qui montaient environ à mi-
cuisse des passants.
La population de toute une ville se massait
là devant une seconde foule : l'une, marchan-
dise, et l'autre, acheteuse. Quatre-vingt mille
hommes, femmes, enfants, les mains liées der-
rière le dos, les pieds entravés de cordes lâches,
attendaient, la plupart debout, le MaUre incon-
nu qui les emmènerait vers un point mysté-
^8 SANGUINES.
rieux de la terre hellène. Un soldat en gardait
quarante et s'improvisait crieur d'hommes.
Derrière les tables, des serviteurs ramassés
dans les faubourgs, faisaient circuler l'eau et
le pain nécessaires à la nourriture de cette
multitude asservie, et un grand bruit s'élevait
toujours, comme la voix perpétuelle d'une fête.
Parrhasios pénétra dans la rue principale où
s'exposaient à droite et à gauche, nus comme
un peuple de marbre, les jeunes gens et les
jeunes filles qui avaient paru valoir les hauts
prix. A mon étonnement, je ne surpris rien de
morne dans leurs regards plutôt curieux. La
douleur humaine a son terme que la jeunesse
voit venir bientôt. Depuis la ruine de leurs
maisons, ces beaux êtres avaient usé jusqu'au
bout tout ce qu'ils pouvaient donner de jours
et de nuits à l'appréhension ou au désespoir :
rien n'en paraissait plus sur leurs physiono-
mies. Les jeunes gens sans doute avaient repris
confiance dans leur évasion future. Peut-être
les jeunes filles songeaient-elles à l'amour dont
L'HOMME DE POUHPUE. 29
on allait combler leur couche et qu'elles mécon-
naissaient assez pour le convoiter, quel qu'il
fût. Bref, par inconscience ou par bravade, ils
aiïectaient une bonne humeur.
La foule autour d'eux se poussait, empressée
à l'examen, plus indécise devant l'achat. Peu
d'hommes se décidaient vite au milieu d'une
telle mise en vente. On touchait beaucoup aux
esclaves. Des mains éprouvaient les muscles
d'une jambe, la délicatesse d'une peau, la fer-
meté d'un sein tendu, la carrure d'un poing
viril. Et puis ces gens passaient à l'estrade voi-
sine, espérant trouver mieux encore. Parrha*
sios fit halte un instant aux pieds d'une adoles-
cente élancée, dont la longue forme blanche
était une harmonie.
— Voilà, dit-il, une belle enfant.
Aussitôt le vendeur se précipita :
— C'est la plus belle du marché, seigneur.
Vois comme elle est droite ! et comme elle est
blanche ! Seize ans depuis hier...
— Dix-huit, rectifia la jeune fille elle-même.
3.
30 SANGUINES.
— Tu mens, par Dzeus ! Elle n'en a que
seize, seigneur^ il ne faut pas la croire. Regarde
ses cheveux noirs relevés par le peigne. Quand
elle les dénoue, ils lui tombent aux jarrets.
Regarde ses mains, ses longs doigts qui n'ont
pas même touché la quenouille. Elle est fille
d'un sénateur...
— Ne parle pas de mon père, fit-elle très
gravement.
— Quand je ne le dirais pas, cela se verrait,
affirma le vendeur. Elle est belle comme une
Néréide, souple comme une épée, douce
comme une biche au bois, — enfin voici qui
vaut tout le reste : vierge comme à sa naissance.
Et la brusquant de ses mains cyniques, il
nous en découvrit la preuve.
Parrhasios battait le sol sec du bout de sa
canne sonore.
— Vierge, dit-il, je n'y tenais pas. II me
suffisait qu'elle fût belle. Ote-lui ces entraves
qui nuisent à sa grâce, et, vite, qu'elle remette
son vêtement. Je l'achète. Quel est son nom?
L'HOMME DE POURPRE. 31
— Artémidora, dit-elle.
— Eh bien, Artémidora, sache que tu es
désormais à la suite de Parrhasios.
Elle ouvrit de grands yeux, hésita naïve-
ment :
— Tu es... tu serais le Parrhasios que...
— Je le suis, répondit son maître.
Et la remettant à la garde des gens qui
l'accompagnaient, il reprit sa marche en
avant.
Puis il daigna m'expliquer :
— Ecartelée sur le Caucase, cette jeune fille
offrirait un charmant spectacle. Cependant je
ne l'ai pas prise à dessein d'achever avec elle
le Prométhée dont je t'ai parlé. Elle me servira
de modèle pour certains petits tableaux ob-
scènes, auxquels je délasse mon esprit pen-
dant mes heures de loisir, et qui sont loin d'être^
tu le sais, la moins noble partie de mou
œuvre.
Nous marchâmes longtemps devant les tré-
teaux. La foule avait encore grossi. Le soleil
32 - SANGUINES.
devenait plus difficilement tolérable dans cet^e
vaste plaine sans ombre, au milieu d'un peuple
houleux. Artémidora s'était orne'e d'abord de
sa tunique blanche, puis de la ceinture des
vierges remontée au-dessous des seins, et ses
cheveux disparaissaient dans le sommet d'un
voile bleuâtre qui enveloppait tout son corps.
Elle se retournait souvent pour nous voir; et
je m'aperçus alors qu'en s'habillant soudain
elle avait revêtu presque une âme nouvelle.
Son visage s'était métamorphosé. Elle nous
observait avec inquiétude, comme si elle avait
cherché à savoir lequel de tous ces hommes
allait lui faire outrage, et oubliant déjà dans
quelle nudité nous avions connu sa personne,
elle repoussait son voile plissé avec ce joli
mouvement du coude gauche en arrière qui
veut dissimuler le globe de la croupe.
Déjà nous avions parcouru la moitié de la
rue principale, quand Parrhasios s'arrêta.
— Non, me dit-il, ce que je cherche n'est pas
ici. La jeunesse du corps et la beauté du front
L'HOMME DE POLRPRE. 33
ne se rencontrent point ensemble. Aussi bien
Prométhée n'est-il pas un éphèbe. Coupons
court vers la droite; suivons au hasard : j'ai
plus de chances de trouver mon homme parmi
les esclaves de second prix.
A peine avions-nous fait trois pas dans la
deuxième allée à droite, il étendit les mains
et cria :|
— Le voici!
Je m'approchai avec curiosité.
L'homme qu'il me désignait ainsi touchait à
la cinquantaine. De très haute taille et de pro-
portions excellentes, il avait le front large,
l'arcade sourcilière puissante et musclée, le
nez robuste et géométrique, les narines épa-
nouies, les oreilles profondes. Ses cheveux
étaient gris, sa barbe encore brune, courte
et roulée en boucles rondes aussi expres-
sives que ses traits. Les fortes attaches de
son cou formaient une sorte de piédestal,
qui donnait, par un singulier rappoi t, une
34 SANGCTINES.
autorité plus grande à l'intelligence de ses
yeux.
Parrhasios l'intei^pella :
— Comment t'appelles-tu?
— Outis.
— Je ne te demande pas de littérature, mon
brave, mais le nom que tu as reçu de ton père,
et tu me répondras, je pense?
— Depuis un mois je m'appelle Outis. Si
j'ai porté un nom ancien, il ne me plaît pas de
te dire lequel.
— Pourquoi?
— Ni de te dire pourquoi, fils de chien
Parrhasios, hors de lui-même, devint plus
rouge que son manteau. Le vendeur, tout
alarmé, avança des bras suppliants.
— Ne l'écoute pas, seigneur, il parle comme
un insensé. Et c'est pure malice de sa part,
car il a plus de cervelle que moi. Il est méde-
cin. Pour la science comme pour l'habileté, il
n'avait pas son pareil dans Olynthe. Je te dis là
ce que tout le monde répète, car il était célè-
L'HOMME DE POURPRE. 3o
bre jusqu'en Macédoine. On m'a dit que depuis
trente ans il a guéri plus d'Olynthiens que
nous n'avons pu en tuer le jour oii nous avons
pris la ville. Ce sera un esclave précieux dès
que tu l'auras mis à la chaîne et qu'il aura
senti le bâton ; car il fait encore l'insolent, mais
il changera de ton comme les autres. Alors, si tu
sais le mener, tu ne connaîtras pas la mort avant
ton centième hiver. Donne-moi trente drachmes
et Nicostrate sera ta chose pour toujours.
— Nicostrate? répéta Parrhasios vers moi.
En effet. Je connais ce nom. Mon indifférence
est totale envers sa science de médecin. Toutes
mes drogues sont dans ma cave et l'une me
guérit fort bien des indigestions que l'autre
donne. Quand parfois je suis enrhumé, je ne
m'applique pas d'autre emplâtre qu'une belle
fille aux seins brûlants sur ma poitrine éten-
due, et je compte bien vivre cent ans sans l'aide
de cet apothicaire.
Se tournant vers le vendeur, il ordonna :
— Ote-lui ses vêtements.
36 SANGUINES.
Nicostrate se laissa faire, impuissant et
dédaigneux.
Parrhasios continua de commander.
— Mets-le de face, et les bras tombants.
Bien... De côté... De dos... A droite mainte-
nant... Encore de face... Marché conclu.
Il claqua légèrement de la main [mon épaule
et me dit à mi-voix :
— Superbe ! mon petit.
Et je ne lui répondis point, car je me sen-
tais secoué d'un frisson qui était presque de
l'envie.
Cinquante ans sont passés; l'espace d'une
vie humaine. J'ai vu des milliers de modèles :
jamais un qui fût comparable à ce Nicostrate
d'Olynthe.
Il était la statue de l'Homme dans toute sa
grandeur, à l'âge oia la force devient de la puis-
sance. Parrhasios le nommait Prométhée;
mais n'importe quel nom éternel n'eût pas été
moins digne de son nouvel esclave. Cet homme
L'HOMME DE POURPUb:. 37
dans mon atelier pendant un an de mon tra-
vail, et j'eusse fait assez d'ébauches pour em-
plir toute ma carrière de Dzeus, de Ploutons,
de Poseidons, des quinze dieux à barbe grise
qu'on appelle les Dominateurs. Il évoquait
l'Olympe à ses pieds. Quand il allongeait le
bras, on y voyait le Trident, et quand il le
haussait, on y voyait la Foudre. Les lignes de
ses pectoraux s'unissaient à ses épaules avec
un air de majesté qui divinisait tous les gestes.
Ah! pensai-je, Parrhasios songe à me donner
des femmes, comme si j'allais passer mes soirs
entre les stèles du Céramique, et certes, il ne
comprend pas que je renoncerais à l'amour
lui-même en échange de son Nicostrate. Les
dieux lui inspireront-ils de me l'envoyer
jamais, fût-ce pour une journée?
Ainsi je remuais en mon cœur des malaises
de jalousie; et puis je me consolais à demi en
sachant que, si ce n'était le marbre, au moins
la cire allait fixer de sa matière presque aussi
pure tout ce qui brillait là d'immortel.
4
38 SANGUINES.
En effet, Nicostrate fut perdu pour le mar-
bre.
Je ne Teus jamais pour modèle.
Le malheureux ne posa qu'une fois, et vous
allez savoir comment.
IV
Je revins seul, à cheval, à travers l'Atlique.
Pendant mes cinq années d'absence, des créan-
ciers avaient vendu Je peu de bien que je pos-
sédais, et je descendis simplement dans une
hôtellerie d'Athènes pour les longues semaines
nécessaires à ma nouvelle installation.
Parrhasios m'avait suivi à quelques jours
d'intervalle. Apprenant dans quel lieu modeste
j'avais fait porter mes bagages, il ne voulut
point que j'acceptasse d'autre hospitalité que
la sienne et me fit dire qu'il m'attendait.
Le lendemain, je me rendis chez lui, seul, et
pour décliner son offre.
11 habitait, à mi-chemin entre le Céramique
40 SANGUINES.
et l'Académie, un palais de marbre et d'airain,
près de la maisonnette où vivait Platon. Ses
jardins s'étendaient très bas jusqu'aux rives
yeues duGyclobore, et de l'autre côté, remon-
tant vers la route, ils entouraient l'édifice blanc
d'arbres inutiles et fastueux.
Par une faiblesse inattendue chez un homme
de sa valeur, Parrhasios aimait à donner l'os-
tentation de la richesse. Sa fortune était im-
mense : il faisait qu'on n'en doutât point. Et
d'ailleurs, prenant leur part de plaisir à toutes
les voluptés offertes, il voulait éprouver sans
cesse le marbre frais, les soies fines, la peau plus
douce encore des vierges, la pourpre seyant au
visage, l'or inaltérable et solaire. C'est pourquoi
sa maison ressemblait au palais d'Artaxercès.
Il m'accueillit au seuil de la grande cour
intérieure qui lui servait d'atelier.
Debout, toujours drapé de soie rouge et la
bandelette au front comme un dieu olympien,
il m'ouvrit ses larges bras. Puis je pénétrai à
ses côtés dans l'illustre salle, matrice de chefs
L'HOMME DE POURPRE. 41
d'œuvre, où je fus ému de me retrouver.
— Mon Prométhée? répondit-il à ma ques-
tion. Non. Je ne le sens pas mûr encore. Ce
Nicoslrate a besoin d'être médité quelque
temps, et je pressens que ma première con-
ception du sujet va éclater en morceaux dès
que j'y ferai entrer sa personne. Dans quelques
jours nous verrons bien.
Je lui demandai s'il se reposait, mais c'était
mal le connaître. La peinture était sa vie même.
Revenu de voyage au milieu de la nuit, il avait
commencé un tableau le matin.
— Viens, me dit-il brusquement. Je suis
content que tu puisses le voir : cette petite
chose est une merveille.. Je n'ai jamais rien
fait de plus beau.
C'était encore un trait de son caractère, que
d'estimer ses œuvres à leur valeur suprême et
de comprendre l'admiration que tout le peuple
grec vouait à son grand nom.
Le panneau commencé reposait obliquement
sur un chevalet de bois de sycomore dont les
4.
SANGUINES.
deux montants, prêts à se rejoindre, se recour-
baient en cols de cygnes d'or. Je me penchai
respectueusement et vis un singulier sujet qui,
pourtant, ne me surprit point dans l'atelier de
Parrliasios. Son tableau représentait un pay-
sage sylvestre et frais à voir, où s'allongeait
sur le côté une nymphe endormie, ses flèches
à la main. Un satyre, penché devant elle, lui
soulevait la tunique jusqu'à la ceinture avec une
expression de gourmandise bestiale. Derrière,
un deuxième satyre à genoux assaillait la vierge
directement, sans troubler son jeune sommeil
qui devait être bien profond. C'était tout.
Mais comme je relevais les yeux, j'aperçus à
quelques pas, étendue sur une banquette, la
confuse Artémidora entre les deux barbares
Sarmates qui venaient de poser avec elle le
mouvement de cette rouge esquisse.
Et Parrhasios m'expliqua:
— Oui. J'aime ces tableaux de vie intense,
et je ne montre le Désir de l'Homme qu'à l'ins-
tant de son paroxysme et de sa réalisation.
L'HOMME DE POCRPRE. 43
Socrate, qui avait commencé par être un mau-
vais sculpteur avant de devenir un bon philo-
sophe, voulait me voir peindre l'amour avec
des regards et des pensées C'était d'une
absurde critique. La peinture est dessin et
couleur : sa langue ne parle que par gestes,
et le geste le plus expressif est celui par quoi
elle triomphe. J'ai peint Akhilleus à l'instant
où il tue. Sa colère immobile, je la laisse au
poète. Mais en voilà assez, nous nous compre-
nons.
Il s'assit devant son chevalet et commanda:
— Reprenez la pose.
Alors Artémidora leva ses yeux noirs vers
nous et d'une voix qui me laissa troublé elle
murmura :
— Devant lui?
Mais Parrhasios n'entendait point. Parrhasios
chantait déjà. Avec son pmceau fin dont le
manche était d'ivoire et creusé en roseau, il
ajouta les derniers traits à l'esquisse afin d'en
accentuer encore l'impeccable et pur dessin.
44 SANGUINES.
Puis deux de ses jeunes apprentis lui appor-
tèrent ses instruments.
— Tu le vois, me dit-il en souriant, j'ai cessé
de peindre à la détrempe. Voilà de la cire et
des fers selon le procédé nouveau. Ces jeunes
gens de l'Ecole de Sikyone, je les battrai sur
leur terrain!
On eût dit, en effet, à le voir, qu'il avait
toujours employé ce procédé de Polygnote
récemment remis à la mode. Ses petites boites
à cire étaient disposées dans un coffret déjà
maculé par l'usage. Il y plongeait avec mesure
le fin cautère chauffé au fourneau, en retirait une
gouttelette de cire colorée, la posait à sa place
et la mêlait aux autres avec une sûreté de
main qui m'arrachait parfois un sourire d'en-
thousiasme.
Tout en peignant, il m'apprenait comment
on mêlait la cire aux couleurs et quelles cou-
leurs étaient les bonnes, à l'exclusion de toutes
les autres. Son blanc venait de l'île de Mélos,
celui de Samos étant trop gras. Il aimait le
L'HOMME DE POURPRE. 45
cinabre indien, plus solide que le cinabre
d'Ephèse, plus coûteux aussi, d'ailleurs. La
sandaraque couleur de flamme et l'arménion
d'un bleu si pâle, convenaient aux vêtements
féminins. Il estimait le noir d'ivoire que le
jeune Apelle venait d'inventer, mais il s'en
tenait pour sa part au noir plus docile aux
mélanges, fabriqué (lorsqu'on peut en prendre)
avec les os calcinés des morts et ravis aux
tombeaux anciens.
Ainsi se passa la journée sans que je sen-
tisse la fuite des heures, sinon quand Parrha-
sios commandait : «Reposez- vous ! » et qu'Arté-
midora toujours plus rougissante, cachait son
visage dans ses mains.
Vers la fin du jour, il se leva, criant aux
apprentis :
— Faites chaufl'er la plaque !
Et se retournant vers moi, il me dit :
— C'est fini.
On lui apporta la plaque rouge qui lançait
des étincelles. Il la saisit par le piton avec des
46 SANGUINES.
tenailles à longues branches. Il la promena
très lentement devant le tableau horizontal,
oii la cire montait à la surface en fixant au bois
sec son âme multicolore.
Et voilà comment fat achevée, entre l'aube
d'un jour et le crépuscule , la « Nymphe surprise »
de Parrhasios, qui est maintenant à Syracuse.
Parrhasios regarda son œuvre avec une né-
gligente complaisance, et secouant sa belle
main expressive, il cria comme pour cent per-
sonnes:
— Oui. C'est un exercice avant la bataille.
Distrait, je demandai:
— Quelle bataille?
Il parut s'étonner que je n'eusse pas compris.
A grands pas, il traversa la pièce, ouvrit une
porte : Nicostrate à la chaîne leva les yeux sur
nous. Parrhasios se haussa devant lui, et, les
doigts passés dans la barbe, il murmura comme
pour lui seul :
— Ma bataille de dieu contre cet être humain.
Je restai un mois entier occupé dans Athè-
nes à des affaires personnelles, qui ne me
permettaient pas de retourner chez Parrhasios.
Athènes était vraiment en deuil depuis la
chute des Olynthiens. Le marché de Khalkis,
la vente d'un peuple allié, — ce scandale et cet
affront aux portes mêmes de l'Attique, — était
le sujet de tous les discours, le songe de tous
les silences.
Contre Philippe, on ne pouvait rien. Kratès
ne voulait pas la guerre, et Démosthéne lui-
même ne la demandait plus. Mais Eschine,
en revenant du Péloponèse, avait rencontré
sur sa route des troupeaux d'Olynlhiens con-
48 SANGUINES.
duits comme des bêtes, et il lui avait suffi de
raconter ce passage d'esclaves, pour soulever
à sa voix l'indignation du peuple contre les
cités coupables.
Un jour, ce fut pis encore: on apprit que
dans la ville même, un citoyen traitait en
femme captive une malheureuse Olynthienne.
L'homme fut arrêté, jugé, condamné à mort
sur-le-champ.
Alarmé, je vis Parrhasios menacé d'un sort
semblable et laissant là toute affaire, je des-
cendis jusqu'à son palais, afin de l'avertir s'il
en était temps.
Portes et rideaux étaient fermés lorsque je
parvins à son mur. L'esclave ne voulait pas me
laisser franchir le seuil. 11 me fallut insister,
montrer mon angoisse, affirmer qu'il y allait
de la vie de son maître. Je passai enfin, et
suivant en courant la grande galerie .vide, je
soulevai la portière.
Je n'oublierai jamais le regard lent et grave
L'HOMME DE POLUPUE. 40
■que me jeta Parrhasios lorsqu'il me vit entrer.
Il peignait debout, gigantesque devant un pan-
neau de bois noir qui était presque de sa taille.
Le ciel vaguement orageux donnait à sa haute
stature une apparence extra-humaine. La séré-
nité de son visage était telle, que les traits n'y
paraissaient plus : les rides mêmes s'étaient
efTacées, ainsi qu'il arrive aux cadavres des
grands vieillards couchés dans la paix des.
morts.
Il ne me parla point. Il ne me regarda plus.
La tige chaude entre les doigts, il portait les
larmes de cire entre la boîte et le panneau
droit, d'une main aussi sûre et aussi tranquille
que s'il avait créé le monde avec des gouttes
de couleur.
C'est alors que, suivant son œil fixé tour à
tour sur son œuvre et sur un point de la vaste
salle, j'aperçus, tumultueux et nu, écarteld
des quatre membres à la croupe d'une rocha
véritable, Nicostrate qui tirait, couvert de tous
ses muscles, sur quatre cordes retordues.
5
SANGUINES.
Longtemps, je restai immobile, retenant mon
souffle, ne sachant plus ce que j'étais venu
faire et dire. Mon cerveau nageait tout entier
dans les merveilles de la vue. Mes autres sens
ne me parlaient plus et j'avais moins de pensée
qu'on n'en a en songe.
Tout à coup, Parrhasios prononça un mot...
Du moins, il me sembla l'entendre.
Et ce mot, c'était :
— Crie !
Et sa voix était calme comme son geste et
son front.
— Crie! répéta Parrhasios.
Nicostrate poussa violemment un éclat de
rire forcé qui remua la salle. Et il dit qu'il ne
crierait point ! qu'il était maître de son visage !
qu'on n'attacherait pas ses traits, comme ses
membres^ avec des câbles à la roche ! qu'il em-
pêcherait bien ce tableau de se faire ! puis il vo-
mit l'écume de sa rage avec des éclats d'in-
jures.
L'HOMME DE POURPUE. 51
La face de Parrhasios ne s'altéra pas d'une
ligne. Il posa le cautère qu'il tenait à la
main, en prit lentement un autre qui chauffait
à blanc dans le fourneau voisin, et, mesurant la
place exacte où le vautour de son tableau fouil-
lait le foie de Prométhée, il dit à un esclave
sarmate :
— Tiens. A droite. Sous la dernière côte.
Touche légèrement, sans pénétrer.
Nicoslrate vit cet homme s'avancer jusqu'à
lui. Il gardait un sourire très pâle et la chair
grésilla sans qu'il eût dit un mot.
Mais, bientôt, ses yeux défaillirent. Une
sueur atroce coula de ses tempes. Il se mit à
hurler d'abord, puis à gémir d'une voix secouée
comme un sanglot de petit enfant.
Parrhasios, impassible, observait son viFa:"o.
Combien de temps ceci dura-t-il? Je ne sais
plus. Jusqu'au soir, je pense. Je ne sais pas
davantage à quelle heure j'eus la force de me
traîner hors de cette salle, car je défaillais de
S2 SANGUINES.
ia tête aux pieds. Au moment où je passais la
porte, j'entendis un silence soudain, puis une
voix dans leloignement :
— L'imbécile ! criait Parrhasios. Il est mort
«n instant trop tôt !
* *
Lorsqu'on sut le lendemain dans Athènes,
comment Parrhasios avait accompli le « Pro-
méthée enchaîné » qu'il destinait au Parthénon,
il n'y eut dans toute la ville qu'un seul cri
d'horreur.
Le peuple se porta en foule sur la route du
Cyclobore et vint assaillir la mais on du peintre,
dont les portes étaient fermées.
— Un Olynthien ! Un homme libre ! Un
vaincu du Macédonien !
— Le poison pour son meurtrier !
Je me mêlai à cette foule hostile, non pas
pour sauver mon ami, car moi aussi je pensais
alors qu'il méritait tous les supplices, et les
L'HOMME DE POURPRE. 53
hurlements de Nicostrate grondaient toujours
dans mes oreilles. Mais j'allai, suivant la cohue,
poussé par le mouvement du peuple, et je
parvins avec le troupeau sous les murailles
assiégées.
La foule cria longtemps. La maison semblait
morte. Pas un esclave sur le seuil. Pas une
voix derrière les rideaux qui pendaient entre
les colonnes, immobiles et refermés.
Enfin Parrhasios lui-même, entre deux ri-
deaux qui s'ouvrirent, apparut au premier
étage, les bras croisés dans sa robe royale et le
front toujours ceint de la bandelette sacrée.
Une tempête de cris monta jusqu'à lui :
— Assassin ! Barbare ! Allié de Philippe I
criait la foule. Oii est-il, cet Olynthien? Nous
lui ferons des funérailles comme à un général
vainqueur. Et le poison pour toi ! le poison
pour toi !
Parrhasios laissa cette colère se déchaîner
et se ralentir. Puis, saisissant à ses pieds, par
SANGUINES.
les deux côtés du panneau, le « Prométhée »
qu'il venait de peindre, il le souleva lentement
et comme religieusement, d'abord au-dessus
de la balustrade, puis au-dessus même de son
front, si bien qu'il fut caché par lui, et l'Œuvre
apparut à la place de l'Homme.
Une brusque secousse ébranla cette foule
qui s'approcha encore. Un prodige lui appa-
raissait : le tableau de la douleur humaine et de
l'éternelle défaite par la souffrance et par la
mort, palpitait au-dessus de ses têtes. Devant
ses innombrables yeux, le sommet de la gran-
deur tragique se découvrait là pour la pre-
mière fois. Elle frémit. Quelques hommes
pleurèrent. Un silence de temple se répandit
jusqu'aux dernières bouches de la multitude,
et comme des liuoes essayaient de renaître,
une acclamation tonnante les étouffa dans le
bruit de la Gloire.
Le Caire 1901.
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT
ARCAS
Jeune fille aux yeux noirs...
MELITTA
Ne me touche pas !
ARCAS
Non certes; je reste loin, tu le vois, sœur
d'Aphrodite, jeune fille aux cheveux bouclés
comme des grappes de raisins. Je m'arrête sur
le bord de la route, et je ne peux plus m'en
aller, tu le vois, ni vers ceux qui m'attendent,
ni vers ceux que j'ai quittés.
58 SANCCiNES.
ME LUT A
Va! va! tu parles vainement, chevrier sans
chèvres, coureur de chemins vagues! Si tu ne
peux plus suivre la route, va-t'en alors à tra-
vers champs; mais n'entre pas dans ma prairie,
toi que je ne connais pas; ou j'appelle !
A R G A s
Qui donc appellerais-tu dans cette solitude?
MELITTA
Les dieux ! qui m'entendront.
A R G A s
Ah ! petite fille ! Les dieux sont plus loin de
toi que je ne suis à présent, et fussent-ils même
à tes côtés, ils ne me défendraient pas de te
dire que tu es belle, car ils sont fiers de ton
visage et ils savent bien que c'est leur chef-
d'œuvre.
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT. :iO
M E L IT T A
Tais-toi, chevrier. Va-t'en. Ma mère ma dé-
fendu d'écouter aucun homme. Je suis ici pour
garder mes brebis laineuses et leur faire brouter
l'herbe jusqu'au soleil couchant. Je ne dois
pas entendre la voix des garçons qui passent
sur la route avec le vent du soir et les pous-
sières ailées.
Pourquoi?
ARCAS
MELITTA
Je ne le sais pas. Ma mère le sait pour moi.
Il n'y a pas encore treize ans que je suis née
sur son lit de feuilles, et je serais bien impru-
dente si je ne faisais pas tout ce qu'elle veut
m'ordonner.
A R G A s
Tu ne l'as pas comprise, enfant, ta mère si
bonne et si sage et si belle, et si vénérable.
60 SANGUINES.
Elle t'a parlé des hommes barbares qui tra-
versent parfois les campagnes, le bouclier sur
le bras gauche et l'épée dans la main droite.
Ceux-là seraient méchants pour toi, car tu es
faible et ils sont forts. Dans les cités qu'ils ont
prises pendant les détestables guerres, ils ont
tué beaucoup de jeunes vierges presque aussi
belles que tu l'es et ils ne t'épargneraient pas
s'ils te trouvaient sur leur chemin. Mais moi,
quel mal pourrais-je te faire? Je n'ai que ma
peau de mouton sur l'épaule et ma baguette à
la main. Regarde-moi. Suis-je donc si ter-
rible ?
MELITTA
Non, chevrier. Tes paroles sont douces et je
les écouterais longtemps... Mais les plus douces
paroles sont perfides, m'a-t-on dit, lorsque la
bouche d'un jeune homme les murmure à l'une
de nous.
ARCAS
Me répondras-tu si je te pose une question?
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT. 6|
MELITTA
Oui.
ARCAS
A quoi songeais-tu, sous l'olivier noir, lors-
que j'ai passé?
MELITTA
Je ne veux pas te le dire.
ARCAS
Je le sais.
MELITTA
Dis-le-moi.
ARCAS
Si tu me permets d'approcher. Autrement
je resterai muet. Je ne puis te dire cela qu'à
Toreille puisque c'est ton secret et non le mien.
Tu veux bien que je m'approche? que je te
prenne la main ?
6
SANGUINES.
MELITTA
A quoi pensais-je?
ARCAS
A ta ceinture de noces.
MELITTA
Oh ! qui t'a répété... Ai-je parlé tout haut?
Es-tu dieu, chevrier, pour lire de si loin dans
les yeux des filles ? Ne me regarde pas ainsi !
ne cherche pas à lire ce que je pense à l'ins-
tant...
ARCAS
Tu songeais à ta ceinture de noces et à l'in-
connu qui la dénouerait, avec quelques-unes
de ces douces paroles que lu crains autour de
toi. Celles-là aussi seront-elles perfides?
MELITTA
Je ne les ai jamais entendues...
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT. 6$
A RCA s
Mais tu entends les miennes, et tu vois mes
yeux...
MELITTA
Je ne veux plus les voir...
ARCAS
Tu les vois dans ton songe.
MELITTA
chevrier!...
ARCAS
Quand je te prends la main, pourquoi fris-
sonnes-lu? Quand mon bras se referme autour
de ta poitrine, pourquoi t'inclines-tu ? Pour-
quoi ta faible têle cherche-t-elle mon épaule ?. . ►
31 E L I T T A
chevrier !
<î4 SANGUINES.
ARCAS
Comment serais-tu ainsi presque nue dans
mes bras si je n'étais pas déjà presque ton
€pou«?
MELITTA
Mais non, tu ne l'es pas ; laisse-moi, laisse-
moi, j'ai peur, va-t'en, je ne te connais pas;
laisse-moi, tes mains me font mal, laisse-moi,
je ne te veux pas !
ARCAS
Pourquoi me parles-tu, petite fille, avec la
bouche de ta mère ?
MELITTA
Non, ce n'est pas elle, c'est moi qui te
parle. Je suis sage; laisse-moi, chevrier. J'au-
rais honte de faire comme Nais, ou comme
Philyra ou Chloë qui n'attendirent point le
jour de leurs noces pour apprendre les secrets
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT. 65
d'Aphrodite et enfanter mystérieusement. Non,
non, je ne te céderai pas! tu peux déchirer
ma tunique, je ne te céderai pas, chevrier ! je
m'étranglerais plutôt de mes mains.
ARCAS
Pourquoi encore? Et que t'ai-je fait? J'ai
touché cette tunique, je ne l'ai pas déchirée.
J'ai haisé ta ceinture, je ne l'ai pas dénouée.
Eh bien, soit ! je t'abandonne, je te délivre, je
te laisse... Va-t'en!... Pourquoi ne t'en vas-tu
pas?
MELITTÀ
Laisse-moi pleurer.
ARCAS
Crois-tu donc que je t'aime assez peu pour
te ravir à toi-même? T'aurais-je ainsi parlé
depuis que tu m'entends si je ne te demandais
qu'un instant de plaisir tel que toutes les
bergères m'en pourraient donner? Est-ce que
e.
66 SANGUINES.
mes yeux ne t'ont pas appris... Mais tu ne
les regardes plus, mes yeux. Tu caches les
tiens, et tu pleures..
MELITTA
ARCAS
Pourtant, si tu l'avais voulu, j'aurais tant
aimé passer à tes pieds toute une vie d'amour
et de tendres paroles. J'aurais mis mes deux
bras autour de ton corps, ma tête sur ton sein,
ma bouche sous la tienne, et tu aurais dénoué
tes cheveux pour m'en faire des caresses au-
tour de nos baisers. . . Écoute ! si tu l'avais voulu,
je t'aurais fait une hutte verte avec des branches
fleuries et des herbes fraîches, pleines encore
de cigales chantantes et de scarabées d'or,
précieux comme des bijoux. C'est là que tu
m'aurais enfermé toutes les nuits, et que sur
le lit blanc de mon manteau étendu, nos deux
cœurs auraient battu éternellement l'un contre
l'autre.
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT. 07
MELITTA
Oh! laisse-moi pleurer encore...
ARCAS
Loin de moi?
MELITTA
Dans tes bras... dans tes yeux...
ARCAS
Mon amour... Le soir monte, et la lumière
s'en va, comme un être ailé, vers le ciel... La
terre est déjà noire. On ne voit plus au loin
que la longue voie lactée du ruisseau qui
scintille comme un fleuve d'étoiles autour de
notre champ.. xMais c'est trop de clarté...
MELITTA
Oui, c'est trop... conduis-moi.
ARCAS
Viens... Le bois oij nous nous glissons entre
les branches caressantes est si profond que.
68 SANGUINES.
même le jour, les divinités en ont peur. On ne
voit jamais dans les sentiers les doubles sabots
des satyres suivre les pieds légers des nymphes.
On n'y voit pas entre les feuilles les yeux verts
des hamadryades fixer les yeux craintifs des
hommes. Mais nous n'aurons pas peur puisque
nous sommes ensemble, tous les deux, toi, et
moi...
MELITTA
Non. Je pleure malgré moi, mais je t'aime
et je te suis. Un dieu est dans mon cœur!
Parle-moi ! Parle encore ! Un dieu est dans ta
voix.
ARCAS
Mets tes cheveux autour de mon cou, ton
bras autour de ma ceinture et ta joue contre
ma joue. Prends garde, voici des pierres. Baisse
les yeux, voici des racines. La mousse glisse
sous nos pieds nus, et la terre est froîche...
Mais ton sein est chaud sous ma main.
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT. «9
MELITTA
Ne le cherche pas. Il est petit, il est jeune,
il n'est pas beau. L'automne dernier je n'en
avais pas plus qu'au jour de ma naissance.
Mes amies se moquaient de moi. C'est au
printemps que je l'ai vu croître, avec les
bourgeons sur les arbres... Ne le caresse pas
ainsi... Je ne peux plus marcher.
ARCAS
Viens pourtant... Ici nous sommes dans les
ténèbres. Je ne vois plus ton visage. Nous ne
sommes ni toi ni moi. Ne me donne plus tes
lèvres :je veux revoir tes yeux. Viens jusqu'au
vieil arbre là-bas, qui est devant le clair de
lune. Sa grande ombre rampe jusqu'à nous,
suis-la...
MELITTA
Il est grand comme un palais.
70 SANGUINES.
ARCAS
Le palais de tes noces, qui s'ouvre pour
nous deux au fond de la nuit sacrée...
MELITTA
J'entends du bruit... Ce sont les palmes...
ARCAS
Les palmes bruissantes du cortège nuptiaL
MELITTA
Ces étoiles...
ARCAS
Ce sont les torches.
MELITTA
Et ces voix...
ARCAS
Ce sont les dieux.
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT. 71
MELITTA
chevrier, je suis entrée ici, vierge comme
Artémis qui nous éclaire de loin à travers les
branches noires, et qui, peut-être, écoute mon
serment. Je ne sais pas si j'ai bien fait de te
suivre où je t'ai suivie, mais un souffle était
en moi, un esprit que ta voix a fait naître...
et tu m'as donné le bonheur, comme un
immortel, en me donnant la main.
ARCAS
Jeune fille aux yeux noirs, ni ton père ni
mon père n'ont préparé notre union devant
l'autel de leurs foyers en échangeant ta richesse
et la mienne. Nous sommes pauvres, donc
nous sommes libres. Si quelqu'un nous marie
ce soir, lève les yeux : ce sont les Olympiens
protecteurs des bergers.
MELITTA ;
Mon époux, quel est ton nom?
SANGUINES.
ARCAS
Arcas. Et le tien?
MELITTA
Melitta.
Biarrilz, 1903.
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE
Il y a quatre ans, peut-être cinq, j'habitais
plusieurs jours par semaine un rez-de-chaussée
incommode, mais clandestin et costumé, dans
une rue qui communiquait par une de ses
extrémités avec le petit parc Monceau : détail
sans intérêt pour moi, car la grille en était
fermée tous les soirs avant minuit, de sorte
que je n'y pouvais passer précisément à l'heure
oii j'apprécie la marche en plein air.
Une nuit, comme je me trouvais là, en con-
SANGUINES.
versation silencieuse avec deux chats de faïence
bleue accroupis sur une table blanche, j'hési-
tais à choisir entre deux passe-temps de soli-
tude : écrire un sonnet régulier en fumant des
cigarettes, ou fumer des cigarettes en regar-
dant le tapis du plafond.
L'important est d'avoir toujours une ciga-
rette à la main ; il faut envelopper les objets
d'une nuée céleste et fine qui baigne les lu-
mières et les ombres, efface les angles maté-
riels, et, par un sortilège parfumé, impose à
l'esprit qui s'agite un équilibre variable d'où
il puisse tomber dans le songe.
Ce soir-là, j'avais l'intention d'écrire et le
désir de ne rien faire; en d'autres termes,
c'était une soirée qui ressemblait à toutes
les autres et allait fatalement se terminer de-
vant une feuille de papier vierge et un cen-
drier plein de cadavres, quand je fus tout à
coup tiré de mes pensées par un coup de son-
nette inattendu.
Je levai la tête. Je me persuadai que, le ven-
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE.
dredi 9 juin, je n'attendais personne à cette
heure de nuit; mais, comme un second coup
de sonnette suivit de très près le premier,
j'allai à la porte et je tirai la serrure.
La porte ouverte, je vis une femme.
Elle se tenait enveloppée dans un manteau
flottant qui était de drap beige comme un
vêtement de voyage, mais broché d'entrelacs
comme une sortie de bal. Cela se serrait autour
du cou par une chenille ronde et touffue d'oii
la tête émergeait à peine, toute brune sous les
cheveux teints en blond. Le visage était jeune,
sensuel, un peu railleur; deux yeux très noirs,
une bouche très rouge.
— Veux-tu bien me permettre de passer,
dit-elle en penchant la tête sur l'épaule.
Je m'effaçai, avec i'étonnement particulier
d'un homme qui voit entrer chez lui, à l'heure
oii Ton ne reçoit guère que les amies les plus
intimes, une femme qui ne lui rappelle pas le
7.
SANGUINES.
moindre souvenir, et qui le tutoie dès la pre-
mière phrase.
— Chère amie, lui dis-je timidement quand
je Feus suivie dans ma chambre; chère amie,
ne m'accuse pas, je te reconnais à merveille,
mais je ne sais par quelle infortune je ne puis
à Finstant me rappeler ton nom. Ne serait-ce
pas Lucienne? ou Tototte?
Elle eut un sourire d'indulgence et, sans
répondre, elle défit son manteau. Sa robe était
de soie vert-d'eau, ornée de gigantesques iris
tissés avec la robe elle-même et dont les tiges
montaient en fusées le Jong du corps jusqu'à
un décoUetage carré qui montrait nu le bout
des seins. Elle portait à chaque bras un petit
serpent d'or aux yeux d'émeraude. Un collier
de grosses perles à deux rangs brillaient sur
sa peau foncée, en marquant la naissance du
cou qui était mobile et arrondi.
— Si tu me reconnais, dit-elle, c'est que tu
m'as vue en rêve. Je suis Gallistô, fille de
Lamia. Pendant dix-huit cents ans, mon tom-
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 79
beau est resté en paix dans les bois fleuris de
Daphné, près des collines où fut la voluptueuse
Antioche. Mais maintenant, les tombeaux
voyagent. On m'a emmenée à Paris et mon
ombre suivait la pierre qui contenait mes
cendres fines. Longtemps encore, j'ai dormi
enfermée dans les caves glaciales du Louvre.
J'y serais toujours si un grand païen, un saint
homme, M Louis Ménard, le seul qui se sou-
vienne aujourd'hui des rites et des gestes
divins, n'avait prononcé devant ma tombe les
paroles traditionnelles qui savent rendre aux
pauvres mortes une vie éphémère et nocturne.
Pendant sept heures, chaque nuit, je me pro-
mène dans ta sale ville...
— Oh! pauvre fille! interrompis-je. Comme
tu dois trouver le monde changé !
— Oui et non. Je trouve les maisons noires;
les costumes laids et le ciel lugubre (quelle
singulière idée vous avez eue de venir habiter
sous un pareil climat!) Je trouve que la vie
est plus sotte et que les gens ont l'air moins
80 SANGUINES.
heureux; mais si j'ai une stupéfaction, c'est
bien de revoir à chaque pas toutes les choses
que j'ai connues. Comment! en dix-huit cents
ans vous n'avez fait que cela! Rien de plus
nouveau? Rien de mieux, vraiment? Ce que
j'ai TU dans vos rues, dans vos champs, dans
vos maisons, c'est tout, c'est bien tout?...
Quelle misère, mon ami!
L'étonnement qu'elle me vit prendre pou-
vait tenir lieu de réplique. Elle sourit et
s'expliqua :
— Tu vois comment je suis habillée? me
dit-elle. J'ai la robe qu'on a mise avec moi
au tombeau. Regarde-la. De mon temps, on
s'habillait avec de la laine, du fil et de la soie.
En revenant sur terre, je croyais trouver tous
ces vieux tissus disparus même des mémoires.
Je m'imaginais (pardonne-moi) qu'après de si
longues années les hommes auraient décou-
vert des étoffes merveilleuses comme le soleil
ou la lune, et plus voluptueuses au toucher
que la peau d'une vierge ou d'un fruit. Mais
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 81
non, de quoi vous habillez-vous? de laine, de
fil et de soie... Ohl je sais, vous avez trouvé
les cotonnades, et vous en enveloppez les
nègres, qui vous semblent inconvenants dans
l'état où ils se promènent. C'est peut-être
extrêmement moral... Tu aimes beaucoup le
coton? Tu es fier de sa découverte? Moi, je ne
peux pas même sentir sous mes doigts cette
chose qui colle et qui se défait. Enfin, avez-vous
une étofi"e mieux drapée que la laine? non;
plus fine que le fil de lin? plus lumineuse que
la soie... Mais réponds toi-même.
Elle poursuivit :
— De mon temps, on se chaussait avec
du cuir... On connaissait les mules, les sou-
liers de couleur, les pantoufles fourrées, les
bottines montantes... Tiens, tes souliers de
cycliste, découverts avec une bride un peu plus
haut, c'est une forme phrygienne. Regarde
maintenant les miens : ils sont en maroquin
olive et dorés aux petits fers comme une
reliure. Admire -les. Tu n'en trouveras pas
82 SANGUINES.
d'aussi beaux chez le fournisseur de tes amies.
Elle poursuivit encore :
— De mon temps, pour faire les bijoux, on
se servait de deux métaux précieux : l'or et
l'argent. En avez- vous trouvé un troisième?
On en faisait des colliers, des bagues, des bra-
celets, des boucles d'oreilles, des diadèmes et
des broches. J'ai retrouvé tout cela rue de la
Paix, identique. Nous connaissions les perles,
Fémeraude, le diamant, l'opale, la pierre de
lune, le rubis, le saphir et toutes les silices
nuancées qui viennent de l'Arabie et de l'Inde
aujourd'hui comme aut efois. Par hasard, au-
riez-vous créé une pierre précieuse en dix-huit
siècles? Une seule, dis-m'en une, je t'en prie î
une pierre que je n'aie pas connue, une bague
que je n'aie pas mise à mon doigt; un bijou
nouveau, même monté en or comme les miens,
puisque tu n'as pas de métal plus rare à m'of-
frir, mais portant dans ses griffes une gemme
inventée?
Sa voix s'était animée peu à peu jusqu'à un
UNE VOLUPTE NOUVELLE. 83
ton de reproche et de dépit. Je fis un geste
beaucoup plus calme.
— Callistô, répondis-je, tu me parais attacher
une importance exagérée aux ornements dont
les femmes se chargent et qui n'ont pas d'autre
excuse que d'occuper, par leur choix difficile
et leur composition méticuleuse, une vie sta-
gnante et désœuvrée. Il est évident aujour-
d'hui, après dix mille ans d'efforts infructueux
chez tous les peuples, qu'une jeune fille ne
saurait jamais être plus belle par l'art du cou-
turier, du brodeur et de l'orfèvre qu'à l'instant
où elle se montre toute nue comme les dieux
l'ont créée. Ce simple costume, je ne doute pas
que les Grecs ne l'aient connu...
— Mieux que tes compatriotes.
— Vous ne l'avez pas inventé; n'en sois pas
fière. Je reconnais que, de nos jours, on le
travestit encore plus mal que du temps oii tu
es née; mais du mauvais au pire la différence
importe-t-elle? On ne peut pas habiller les
femmes. C'est un axiome. Nous ne le détrui-
84 SANGUINES.
rons pas. Si les vérités esthétiques pouvaient
se démontrer par théorèmes, M. Poincaré
aurait déjà prouvé mathématiquement qu'il est
inutile d'exercer l'imagination humaine à la
recherche de cette découverte, aussi certaine-
ment chimérique que la trisection des angles.
Pour ma part, je ne m'afflige pas d'un insuccès
qui persiste parce qu'il est éternel; et je me
contente d'admirer la femme dans sa pureté
primitive (qui, elle aussi, est immuable) avec
l'émotion antique de ceux qui touchèrent
Hélène.
Elle me regarda plus fixement en penchant
la tête vers moi, et me dit avec lenteur :
— Es-tu^ûr, ô présomptueux ! que les femmes
n'aient pas changé?
II
Ce qu'elle fit immédiatement après avoir dit
ces mots, je ne sais si je Tai vu, dans le trouble
où j'étais.
Comment elle quitta ses bagues, fit glisser
quatre bracelets, ouvrit son collier, laissa
tomber ses vêtements en même temps que ses
lourds cheveux, je ne pourrais le dire. Ce fut
si rapide et si éclatant qu'il m'en est resté
dans la mémoire un éblouissement plein
d'ombres.
Jusque-là, je n'avais pas cru avec certitude
à la réalité de l'aventure. Les apparitions
longtemps prises pour surnaturelles, et désor-
mais tenues plus volontiers comme obéissant
86 SANGUINES.
aux lois d'une nature profonde et mal connue,
se présentent parfois avec les caractères d'une
matérialité qui n'est démentie par aucun de nos
sens et qui peut égarer un esprit incrédule ou
simplement prévenu contre l'invraisemblance.
Je me demandais depuis une heure si je
n'étais pas mystifié par une lectrice extrava-
gante : quelque étrangère, pensais-je, assez
immodeste et assez délibérée pour se rendre
la nuit dans une chambre à coucher où on ne
l'invite point, veut sans doute faire oublier le
dessein banal qui l'entraîne, en considération
du soin qu'elle apporte à le dissimuler dans
une robe de théâtre. J'avais répondu dans le
sens où elle me conduisait elle-même, avec
la réserve d'un interlocuteur complaisant qui,
par déférence ou par curiosité, ne veut pas
déchirer trop tôt le tissu d'une comédie labo-
rieuse et intéressante.
Mais dès qu'elle fut nue, je compris qu'elle
venait à moi du fond du passé...
Je me souviens très bien qu'au moment où
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 87
j'en eus la certitude, j'ébauchai, si je n'achevai
pas, tous les mouvements qu'un instinct reli-
gieux m'inspirait invinciblement. Je me retins
à ma chaise pour ne pas me mettre à genoux
et je la regardais, en inclinant le front, avec
un sentiment de sacrilège, comme si une per-
sonne aussi miraculeuse ne devait pas être
contemplée avec les mêmes yeux qui voyaient
les femmes vivantes.
Gallistô était grande. Elle avait le torse
étroit et rond, la taille haut placée, les jambes
très longues. Ses articulations fines étaient
d'une fragilité qui me ravissait; et même dans
ses cuisses musclées on devinait des os déli-
cats. Epilée, mais pure et sans fards, sa peau
luisait comme au sortir du bain, brune d'un
léger ton uniforme, presque noire au bout
des seins, au bord allongé des paupières et
dans la ligne courte du sexe. Je ne saurais
expliquer comment sa beauté ne pouvait
s'être accomplie ni sous notre climat, ni même
SANGUINES.
dans notre temps, car cette évidence ne naissait
d'aucun détail, mais seulement d'une harmonie
et peut-être d'une clarté. Pour affirmer une
différence entre elle et les femmes de mon
époque, j'étais obligé de croire sans autre
preuve à mon discernement, comme un col-
lectionneur distingue le vrai du faux sans que
parfois il puisse démontrer qu'il se fonde sur
un indice particulier pour établir sa convic-
tion.
Gomme pour se mettre à ma portée, elle
s'étendit sur une chaise longue.
— Vous auriez pu au moins perfectionner les
femmes, reprit-elle en souriant. Et, tu le vois,
les races ont perdu. Vos médecins, qui mé-
prisent les nôtres, pourquoi laissent-ils aujour-
d'hui tes maîtresses moins belles que mes
sœurs? La terre où nous vécûmes ne s'est pas
engloutie. L'Oronte descend toujours du fond
des montagnes de cèdres. Smyrne survit. Sparte
est morte, mais Athènes est ressuscitée. Siècle
vaniteux et débile, pourquoi remplaces-tu les
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 89
Ioniennes par le mélange des Levantines, et
que n'as-tu créé des sélections de femmes,
comme tu crées des familles de roses? Tu ne
peux pas. Ton effort est celui d'un enfant. Le
nôtre fut celui des dieux.
Pendant qu'elle me parlait (je n'étais guère
en esprit de discuter contre elle), une terreur
comme on n'en a guère que dans le frisson du
demi-sommeil,m'étreignait les tempes. Je trem-
blais qu'elle ne me quittât tout à coup, comme
un être fluide, un néant de lumière, et je me de-
mandais si mes yeux seuls auraient l'illusion
de sa présence charnelle ; si je pourrais, du bout
du doigt, sur la peau tendre de sa hanche, la
toucher.
— Viens ! dit-elle en riant. Je ne suis pas une
ombre. Donne-moi la main.
Et cambrant les reins sur la chaise longue,
elle passa mon bras autour de son corps, qui
pesa, voluptueux, sur mes doigts.
Puis, avec un entêtement qui ne voulait
G.
90 SANGUINES.
point se démentir, elle reprit sa conférence.
— Mille ans avant que je ne fusse belle, les
hommes s'unissaient aux femmes à peu près
comme les boucs aux chèvres. Tu as lu Homère?
Ni Argos, ni Troie, n'ont connu d'autres plai-
sirs que ceux de l'acte sauvage dont les ani-
maux se contentent. Même le baiser sur la
bouche était ignoré de Briséis. Jamais Andro-
maque ne tendit sa poitrine à d'autres lèvres
qu'à celles de son petit enfant. Jamais autour
des flancs d'Hélène, une main ouverte et légère
ne souleva le frémissement qui naît de la
caresse humaine.
Elle ferma les yeux.
— Et puis, tout à coup, en un jour, l'antique
Orient oii je suis née prit aux dieux, comme
un feu éternellement jeune, le seul don qui les
distinguât des autres habitants de la terre : il
inventa la volupté.
» jours de sève ! jeunesse du monde ! Pour
la première fois, les lèvres d'un homme et d'une
femme, laissant les fruits, se savourèrent. La
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 01
grande âme brûlante d'Aphrodite inspira le
corps des amants, et chaque jour un plaisir
nouveau — un plaisir nouveau, tu m'entends?
— descendait de l'Olympe bleu dans les larges
lits gémissants. Ce fut une ivresse effrénée : de
Babylone au monl Eryx, tous les parfums, toutes
les soieries, les fleurs, les arts et les femmes,
formèrent le triomphe qui suivit la découverte
de la joie. Les jeunes filles enfin libérées d'une
barbarie héréditaire, conscientes de leurs sens
et de leurs désirs, ouvrirent leurs narines à la
rose et leurs corps charmants à la bouche.
Pendant des siècles on augmenta le trésor des
sensualités. De mon temps, dans Antioche et
dans Alexandrie, les femmes l'enrichissaient
encore. Moi-même, moi, Callistô, fille de Lamia,
c'est moi qui ai trouvé ceci...
Mais je reculai...
Elle se rit.
— Ah ! tu as peur ! Eh bien, parle à ton tour ;
voyons! Pendant les dix-neuf cents ans de
mon sommeil dans le tombeau, quelle joie
92 SANGUINES.
inconnue avez-vous conquise ? Je te demandais
tout à l'heure une perle nouvelle. Je te de-
mande maintenant un amour que je n'aie
pas expérimenté. Sans doute, depuis si long-
temps, on a dû révéler des jouissances toutes
neuves. J'attends que tu m'invites à les par-
tager.
Elle se maintenait avec sécurité dans ses
positions d'ironie et je devinai bien que pen-
dant ses longues courses nocturnes a travers la
ville, elle avait essayé en vain de compléter
son éducation ; aussi ne tentai-je rien dans celte
impossible voie.
— Prends patience, lui dis-je simplement.
Vois-tu, nous avons commencé par tout oublier.
Et puis, nous réinventons. C'est ce qu'on appelle
l'histoire de la civilisation moderne. Il est arrivé
au monde, peu d'années après ton trépas, des
calamités sans exemple et qui auraient pu être
irréparables. Ce fut d'abord la naissance et la
singulière fortune d'une religion qui, à sonori-
UNE VOLUPTE NOUVELLE. 93
gine, était moralement admirable ; mais qui, dé-
naturée par des israélites trop grossiers ou trop
adroits, a stérilisé l'effort de ta race et semé du
sel sur les ruines d'Athènes. Ensuite, ce furent
des invasions de barbares; quand le déluge de
Judée eut pourri le bois du vaisseau, les rats y
pénétrèrent et le mirent en pièces. Gela dura
jusqu'au jour nouveau où l'on vit monter de
l'Orient, comme une aurore, les livres sauvés
du désastre et revenus de Constantinople. Nous
mîmes cent ans à les lire. Depuis qu'ils sont
étudiés, trois siècles à peine ont vécu. Mais le
temps est à nous, peut-être. Laisse-nous le
temps, Callistô.
Elle eut un sourire de dérision.
— Trouveras-tu, répondit-elle, dans les par-
chemins de tes musées la tradition de Rho-
dopis? Vos archéologues, qui possèdent si
bien la politique de Périclès et la stratégie
d'Alexandre, ont-ils reconstitué la science d'As-
pasie et de Thaïs? Savent-ils si la tombe oh re-
pose la poussière fine de Phryné n'a pas en-
94 SANGUINES.
fermé pour toujours le secret d'une volupté
perdue ?
» Cette tradition, je l'ai encore. Veux-tu la
connaître? Je te l'abandonne...
III
Quelles que soient les curiosités des jeunes
filles qui liront ce fragment de mémoires, je ne
pousserai pas plus avant la description de ce
qui suivit; d'abord parce que j'ai déjà écrit, sur
les documents de Callistô, tout un livre qui est
Aphrodite; et ensuite, parce qu'une certaine
réserve me retiend>rait peut-être encore, à pré-
senter, sous une forme personnelle, le détail
d'une nuit excessive.
Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me
fit observer avec douceur que le soleil était levé
déjà, et que, par la faute d'un éclairage perfec-
tionné, nous ne nous en étions pas aperçus.
— Yous détruisez la Nuit; vous ne con-
96 SANGUINES.
naissez plus l'Aube, dit-elle d'une voix triste.
Autrefois, le spectacle des lueurs du matin
était la récompense des longues veilles épui-
santes. Maintenant, vous passez votre vie dans
une lumière monotone et vous ne savez même
plus regarder les Ténèbres.
Je m'inquiétai.
— Midi!... mais tu m'avais parlé, pour toi,
d'une vie bornée aux heures nocturnes. Gom-
ment puis-je encore te garder ici?
— C'est affaire entre moi et Perséphone, fit-
elle avec un sourire singulier. Causons. Je n'ai
pas fini d'injurier ton époque.
J'étais un peu las, et cependant nerveux.
— Assez, dis-je, je t'en prie. Parlons de
nous, veux-tu ? Laissons le monde, meilleur ou
pire... Toi seule m'intéresses.
— Alors, écoute-moi. Tu n'es pas convaincu.
Je continuerai jusqu'à ce que tu avoues. Vrai-
ment, je reviens désolée de mon second voyage
sur la terre. J'aurais dû rester au tombeau,
avec le rêve d'un temps plus pur où j'avais
UNE VOLUPTE NOUVELLE. 07
grandi dans la joie. J'ai besoin de dire à quel-
qu'un sur quelles déceptions je termine ma pro-
menade et que j'en veuxàton siècle pour toutes
les surprises qu'il ne m'a pas offertes. Yois-tu,
le monde est un jeune homme qui donnait des
espérances et qui est en train de rater sa vie.
— Je ne sais pas... Il me semble pourtant
que nous avons beaucoup pensé, beaucoup créé
depuis ta mort. Le siècle où nous vivons n'est
pas si méprisable.
— Il Test! un peu par son impuissance et
plus encore par sa fatuité. Non ! vous ne pensez
pas ; et vous ne créez pas ! Vous êtes des Phé-
niciens habiles à reproduire les modèles inventés
par ma race, mais ailleurs que chez nous vous
ne les trouvez pas, et vous n'existez que dans
notre ombre.
Elle fit un geste.
— Promène-toi dans les rues de Paris. Par-
tout notre âme éternelle éclate à la façade des
monuments, aux chapiteaux des colonnes et
sur le front des statues. Après avoir échafaudé.
<)8 SANGUINES.
pendant un moyen âge barbare et chétif, de
misérables bâtisses qui s'écroulent déjà (c'est
heureux!), vous, les hommes des temps mo-
dernes, incapables de créer, vous êtes revenus
è nos ruines et depuis quatre cents ans vous
faites des mosaïques de pierre avec les mor-
ceaux de nos temples. Une colonne trouvée en
Sicile a engendré deux mille églises et autant
de gares de chemins de fer. Même à des be-
soins nouveaux vous ne savez pas donner une
architecture nouvelle. Avec l'airain de vos
«anons vous recopiez la colonne trajane, et
vous faites des salles de quatuor qui sont du
style corinthien. Après nous qui sculptions le
marbre et qui fondions le bronze au moule,
vous n'avez rien trouvé, pas une pierre natu-
relle, pas un alliage chimique, plus digne de
reproduire la figure humaine. Et le seul grand
de vos sculpteurs n'est devenu ce qu'il a été
que parce qu'on a trouvé sous terre un torse
d'ApoUonios, un débris sans tête, sans bras et
sans jambes; une ruine lamentable, mais œuvre
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 9Î>
créée, celle-là; œuvre créatrice. Ecoliers!
Elle prit deux livres dans une bibliothèque
et les jeta sur le tapis.
— Votre pensée, comme votre art, est para-
site de nos cadavres. Ce n'est pas Descartes,
c'est Parménide qui a dit que la pensée était
identique à l'être. Ce n'est pas Kant, c'est
encore Parménide qui a dit que la pensée était
identique à son objet. Et dans ces deux phrases,,
les écoles modernes se pelotonnent tout entières ;
elles n'en sortiront pas. Partout oii votre science
devient générale, c'est-à-dire philosophique,
elle se repose, encore aujourd'hui, sur nos
assises fondamentales. Les maîtres d'Euclide
ont fixé pour toujours les rapports immuables
des lignes. Arcliimède s'est servi du calcul in-
tégral bien avant votre Leibnitz, qui nous doit
également sa métaphysique. Au lieu de méditer
devant la chute des pommes, Newton, que
vous révérez, aurait pu se borner à lire une
page de notre Aristote, où sa théorie de la gra-
vitation universelle était exposée depuis deux
100 SANGUINES.
mille ans. Sur la constitution de la matière,
qui est le problème de Dieu, Démocrite en sa-
vait autant que lord Kelvin; son hypothèse
reste seule admise. Enfin, au moment oîi vous
êtes sur le point de concevoir une science uni-
verselle et centrale, dont la loi suffirait à
expliquer la totalité des phénomènes, — quelle
est cette science et quelle est cette loi? Celles
dont Heraclite a donné, voici deux mille quatre
cents ans, l'expression définitive : — le feu se
transforme en mouvement; le mouvement se
transforme en feu ; et c'est là le monde.
J'étais épuisé.
— Gallistô, suppliai-je, écoute mes paroles
ailées; tu es beaucoup trop savante. J'avais
bien entendu dire que les courtisanes antiques
étaient des femmes de rare intellectualité,
mais ce n'est pas cela, sans doute, qui les a
faites si belles. Aujourd'hui si M'"^ de Pougy,
malgré son beau talent littéraire, voulait entre-
tenir M. Boutrouxdes sujets qui le préoccupent,
elle ne réussirait pas à l'intéresser autant qu'une
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. lOi
Aspasie parlant à Xénophon. Et pourtant, je la
préfère, parce qu'elle discourt plus volontiers
d'une robe que d'une loi thermodynamique,
et c'est une conversation qui sied mieux à son
corps flexible. D'ailleurs le charme d'une
femme s'accroît toujours au moment oij elle
se tait; mais c'est une vérité spéciale dont
l'évidence n'apparaît qu'aux hommes.
Elle attendit en silence que j'eusse terminé;
puis avec un entêtement victorieux, elle recom-
mença :
— Quoi qu'il en soit, depuis deux mille ans
vous n'avez découvert ni...
— Nous avons découvert l'Amérique, inter-
rompis-je patiemment.
— Cela n'est pas vrai !
— Callistô, ne dis pas d'absurdités.
— Je répète et je soutiens que l'Amérique a
été découverte par Aristote, et que ceci n'est
pas une thèse paradoxale, mais un fait histo-
rique et patent. Aristote savait que la terre
9.
102 SANGUINES.
était ronde, et [tu peux le lire dans ses œuvres)
il avait conseillé de chercher le chemin des
Indes (( par l'occident, au-delà des colonnes
d'Héraklès ». C'est le projet qu'a repris Golomh.
Mais on a toujours estimé que la gloire d'une
découverte revient au cerveau qui conçoit et
non à l'ouvrier qui exécute. Quand Leverrier a
découvert Neptune. . .
— Eh bien ! dis-je au comble de la lassitude^
tu conviens donc au moins de ceci : nous
avons découvert Neptune.
— Et quand cela serait ! On a découvert
Neptune! Tu es étonnant! Depuis hier, je te
supplie de me révéler un plaisir nouveau, une
conquête vers le bonheur, une victoire sur les
larmes. Et on a découvert Neptune! Je rentre
dans la vie après vingt siècles, anxieuse de
tout, jalouse des merveilles que je suppose
inventées^ me demandant si je ne vais pas
pleurer pendant ma vie d'ombre éternelle,
pour être venue au monde trop tôt : et on a
découvert Neptune! Un plaisir! un plaisir 1
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 103
plaisir de l'esprit, plaisir des sens, que m'im-
porte ! Vais-je donc redescendre aux plaines
Élysées sans emporter avec moi le frisson d'une
volupté nouvelle ?
Elle étendit les mains. . . Puis, brusquement :
— D'ailleurs, c'est Pythagore qui a décou-
vert Neptune.
Je m'affaissai.
— Parfaitement, expliqua-t-elle inexorable.
Pythagore avait trouvé que le système solaire
devait se composer de dix astres. Je ne sais sur
quoi il se fondait pour affirmer ce chiffre ; mais
comme son disciple Philolaos devait discerner
plus tard, sans aucun instrument à lentille, et
bien des siècles avant Copernic, le double
mouvement de la terre autour de son axe et
autour du feu central ; comme sans doute il ne
t'est pas possible de comprendre comment une
pareille découverte a été établie avec le seul
secours du raisonnement, tu n'as pas le droit
de préjuger que l'hypothèse de Pythagore ait
104 SANGUINES.
été avancée témérairement et se soit confirmée
par hasard. J'ai dit.
Je ne luttais plus.
— Veux-tu une cigarette? demandai-je.
— Comment?
— Je dis : Veux-tu une cigarette? Sans
doute, cela aussi nous vient de la Grèce, puis-
que c'est Aristote qui a...
— Non. Je ne vais pas jusque-là. J'avoue
que nous ignorions cette inepte habitude, qui
consiste à s'e mplir la bouche avec de la fumée
de feuilles. Mais je pense que tu ne prétends
pas m'offrir ceci comme un plaisir?
— Qui sait ? As-tu essayé ?
— Jamais ! Comment, tu es de ceux qui se
livrent à cet exercice ridicule?
— Soixante fois par jour. C'est même la
seule occupation régulière dont j'aie consenti à
charger ma vie.
— Et elle te plaît?
— Je crois véritablement que je me résigne-
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE. 103
rais à ne pas toucher la main d'une femme
pendant une semaine tout entière, plutôt que
de me voir séparé de mes cigarettes pendant
le même laps.
— Tu exagères.
— Presque pas.
Elle était devenue rêveuse.
— Eh bien ! donne-moi une cigarette.
— Je te l'offrais.
— Allume-la. Comment fait-on? On aspire?
— Les jeunes filles soufflent dedans; mais
ce n'est pas le meilleur moyen. Il vaut mieux
aspirer, en effet. Prends une bouffée. Ferme
les yeux. Une autre...
En quelques minutes, Callistô avait mis en
cendres son petit rouleau de feuilles orientales.
Elle en jeta le bout à demi consumé, où le
fard de ses lèvres avait laissé du rouge.
Il y eut un silence.
Elle évitait même de me regarder. Elle avait
pris le paquet carré dans sa main, qui me
parut agitée comme par une légère émotion,
106 SANGUINES.
et après qu'elle l'eut examiné sur les quatre
faces, je vis qu'elle ne me le rendait pas.
Lente, avec le soin qu'on apporte aux objets
les plus précieux, elle le posa près du cendrier,
sur le bord d'un divan clair oii elle étendit son
long corps foncé.
1898.
ESCALE EN RADE DE NEMOURS
ESCALE EN RADE DE NEMOURS
M. Walter H..., dont le nom est aujourd'hui
trop célèbre pour qu'il soit nécessaire de
l'écrire en toutes lettres, a été mon ami pen-
dant vingt-quatre heures, un jour où nous
avons failli périr ensemble.
Lui et moi, nous étions montés, sans nous
connaître, sur un transatlantique de cabotage,
la Ville-de-Barcelone , qui faisait le service des
ports entre la blanche Tanger, Gibraltar et
Oran. Tempête sur toute la mer. Les journaux
espagnols achetés à Malaga, racontaient l'en-
gloutissement du plus beau croiseur de la
flotte, la Rema-Regente, coulé bas sous une
10
110 SANGUINES.
trombe de vent, avec quatre cent cinquante-
cinq officiers et matelots, dans les mêmes
parages. Je revois encore l'aspect de ces jour-
naux funèbres et la liste immense des morts
emplissant la première page noire, depuis
l'amiral commandant jusqu'aux laveurs de
sentines.
Nous partîmes le même jour, au milieu
d'une fausse accalmie qui ne dura pas une
demi- heure. Sitôt que le navire eut franchi la
ligne vert sombre de la pleine mer, il bondit,
plongea, rebondit plus haut, se coucha sur le
flanc droit et frémit de toutes ses membrures
comme un petit oiseau terrifié sous l'explosion
de l'ouragan.
Une vague passa par-dessus le vaisseau et
s'abattit sur lui de toute sa masse. Une autre
en lit le tour. Une autre et cent autres. Toute
la nuit, nous entendîmes l'effondrement des
flots pesants sur le pont et ses planches plain-
tives. Quelquefois nous sautions sur le faîte
d'une lame comme un œuf vide dans le pana-
ESCALE EN RADE DE NEMOURS. IH
che d'un jet d'eau, et alors l'hélice émergée
tourbillonnait en Fair avec un bruit strident
qui sifflait la sirène au milieu de l'orage.
Par moments, entre deux minutes assourdis-
santes, nous traversions de si profonds silences
que nous pensions avoir déjà coulé. Heures in-
comparables de grandeur et de beauté tragique.
Le lendemain matin, quand je montai sur
le pont, à la fin de la tempête, un grand Maro-
cain brun, drapé d'un burnous blanc dont les
plis s'enfuyaient au fil de la rafale, s'approcha
du capitaine.
— Quand c'est n's arrivons Melilla? dit-il.
— A Melilla? fit le commandant. Pas de
sitôt, mon ami. Dans une quinzaine. Au pro-
chain voyage.
— Qu'est-ce tu dis, dans une quinzaine? Je
vais Melilla, jord'hui.
— Oui. Eh bien! tu iras de Nemours. Nous
avons filé devant Melilla sans relâche. J'aurais
coulé mon bâtiment si j'avais abordé cette nuit,
par le temps que nous avons eu.
112 SANGUINES.
L'Arabe, de fureur, claqua des dents. Il grogna
un Yekreb beitak où toute sa colère était gron-
dante; puis il s'éloigna sur le pont en se tenant
aux bastingages et en promenant son regard
noir sur la côte de sa patrie qui fermait l'hori-
zon à l'est.
*
Ht «
La salle à manger dont je poussai la porte
restait vide, ou à peu près. Deux autres passa-
gers, sur cinquante, avaient pu quitter leur
cabine. C'était d'abord une vaillante voyageuse,
la vieille marquise de S..., mère d'un député
français que M. Jaurès combattait déjà. C'était
ensuite M. Walter H... Celui-ci m'adressa la
parole, avec la bonne humeur joyeuse qui suc-
cède aux mauvaises nuits de mer et qui res-
semble au sourire de la convalescence.
— Je viens de passer cinq ans au Maroc, me
dit-il, et je vais en Perse, par Marseille, Cons-
tantinople et Batoum. Dites-moi, aimez-vous
les Arabes?
ESCALE EN RADE DE NEMOURS. 113
Sur ce mot, nous fûmes en sympathie.
VYalter H... avait alors vingt-neuf ans. Son
visage était bruni par le soleil d'Afrique et rasé
comme à Oxford, mais assez français de ligne
et d'expression. Il avait couru toutes les routes
du Maroc et même un peu du Sahara. Il parlait
la langue arabe avec une telle perfection que
je le vis un jour, dans les faubourgs d'Oran,
cerné par un groupe d'indigènes qui le pre-
naient pour un musulman costumé en roumi.
— Ah! disait-il, vous ne connaîtrez les vrais
Arabes que le jour où vous irez là-bas, entre
Fez et Marrakech, sous le Djebel Aïachin. Par-
tout ailleurs, sujet des Turcs, sujet des Fran-
çais, des Anglais, l'Arabe a déjà perdu la
noblesse de son caractère avec son indépen-
dance. Tripolitains négociants, Tunisiens adou-
cis et revêtus de soies bleuâtres, Algérois fonc-
tionnaires ou rentiers pacifiques, les premiers
de la race sont courbés sous la servitude de
l'Europe; et autour de ceux-là grouille la
foule pauvre et craintive, qui se soulèverait
10.
il4 SANGUINES.
sans doute à la bonne occasion, mais qui, jus-
que-là, tend la main.
— Tandis qu'au Maroc...
— Oh ! là-bas ! Là-bas, il y a une race anti-
que qui, depuis l'origine du monde, n'a jamais
été esclave. Je crois que cela est unique chez
les peuples de la terre. Là-bas survivent encore
huit millions d'hommes libres, fils des grands
conquérants qui, d'une seule chevauchée, galo-
pèrent un jour de la mer des Indes au bassin
de la Loire, et campèrent à peu près sur leurs
positions. Ce sont les vieux Sarrasins ! Allez les
voir : ils sont superbes !
Cependant, le navire s'était arrêté sur ses
ancres, dans une rade aux lignes harmonieuses :
le village de Nemours s'allongeait devant la
Méditerranée, Nemours, le seul point de la
terre marocaine oîi flotte le drapeau français, le
seul vallon que le maréchal Bugeaud sut obte-
nir du sultan, après la victoire de l'Isly.
Nous descendîmes dans un canot qui devait
nous conduire à terre. Le Marocain mécontent
ESCALE EN RADE DE NEMOURS. 115
que j'avais entrevu sur le pont nous suivit et
prit place sur le banc du milieu.
Je le considérai : il avait laissé tomber le
capuchon blanc de son burnous, et sa fine
tête se dressait, portée par un cou admirable.
Les traits de son visage étaient composés de
tous ceux que nous estimons nécessaires à
la noblesse d'une expression. Une majesté
consciente flottait dans son sourcil et jetait
son ombre à l'œil noir. Ses lèvres minces et
ses narines attestaient sa race absolument
pure.
Walter H... le fit parler. Il s'appelait El
Hadj Omar ben Abd-el-Nebi, caïd de Sidi-
Mallouk.
Plusieurs fois déjà, au retour de Tanger, il
avait gagné sa tribu par Pescale de Melilla, les
sentiers du Rifi' et les bords de la rivière; mais,
détourné de sa route habituelle, il s'inquiétait
du chemin à suivre par Nemours et Lalla-
Marnia, car la grande tribu d'Oudjda n'était
point amie de la sienne.
116 SANGUINES.
Désignant deux pistolets qui sortaient de sa
ceinture jaune, je lui dis :
— Tu es armé.
Il eut une moue de mépris et un mouve-
ment d'épaules.
— Des pétards, murmura-t-il.
A ce moment, nous abordâmes.
Et, quand nous fûmes tous trois à terre, en
marche dans la vallée fleurie qui monte au
sortir du village, El Hadj Omar défit un pli de
son manteau blanc, prit avec précaution, pres-
que avec respect, le coutelas qu'il tenait caché
le long de sa cuisse et le présenta horizontale-
ment.
— Ça, c'est une arme, dit-il.
Ce coutelas était long comme les deux tiers
du bras. La poignée en était courte, mais
solide et bien en main, sans autre garde
qu'une languette de cuivre qui recouvrait le
talon. La lame apparut, d'un bleu noir, habil-
lée par des dentelles d'or de ses damasqui-
ESCALE EN RADE DE NEMOURS. 117
nures fines, et toute nue au fil du tranchant.
El Hadj Omar pinça la nervure avec le bout
du pouce et de l'index. Sa main fila jusqu'à la
pointe aiguë, et la contourna en s'échappant,
comme si elle eût passé autour du feu.
— Avec ça, dit-il encore, mon frère a tué
d'un coup un homme et une femme. D'un coup
du poing. C'est un bon couteau.
Un homme et une femme? Nous voulûmes
savoir l'histoire. Le Marocain hésitait. Enfin,
il se laissa prier.
Nous nous assîmes sur un talus vert, dans
un tournant de la vallée oii les fleurs inondaient
la terre. Une végétation prodigieuse descen-
dait des flancs de la montagne; térébinthes et
palmiers nains, phyllireas, micocouliers. Des
buissons de myrtes et de lentisques et de
bruyères arborescentes environnaient les juju-
biers couverts de feuilles printanières. Des ta-
maris et des buplèvres croissaient au bord d'une
eau fuyante où frissonnaient des lauriers-roses.
118 SANGUINES.
Et tel fut le récit que nous entendîmes dans
cette vallée paradisiaque :
*
El Hadj Omar avait eu un frère, Mahmoud
ben Abd-el-Nebi, caïd, avant lui, de Sidi-
Mallouk.
Mahmoud était déjà mari de trois femmes
€t, depuis longtemps, il ne songeait plus à de
nouvelles épousailles lorsqu'il rencontra une
jeune fille errante, et devint fou d'amour
pour elle, tout à coup.
Elle se nommait Djouhera. Djouhera est un
mot qui veut dire « la perle ». Elle venait des
plaines de la Tunisie et portait le costume de
son village : une simple tunique rouge ouverte
sur le flanc droit et laissant voir le sein dans
le bâillement de rétoffe. C'était une fille de
berger, si toutefois sa mère disait vrai, car on
ne savait rien de clair sur elles deux, sinon
qu'elles avaient l'air de deux bohémiennes
ESCALE EN RADE DE NEMOURS. 11^
mécréantes. Mais rien, sur terre ni dans les
rêves, n'était plus beau que Djouhera.
Aussi, Mahmoud ne fut-il pas insensé, mais
plutôt malheureux et maudit, le jour où il
trouva cette fille sur sa roule, car elle se pro-
menait à visage découvert et chacun pouvait
voir sa bouche, et n'était-ce pas assez pour le
malheur d'un homme ? Il était tout naturel que
Mahmoud l'emmenât d'abord pour la saisir et
l'épousât ensuite pour s'en faire aimer, si
Dieu le voulait bien. Mais Dieu ne le voulut pas.
Djouhera ne donna rien à Mahmoud, que
son petit corps indifférent. En échange, elle
obtint tout, même le divorce des premières
femmes et l'assentiment du cadi. Elle devint
maîtresse absolue de son mari et de la maison.
Et, lorsqu'elle n'eut plus rien à vaincre, elle
porta plus loin ses désirs, voulut aussi les
autres hommes.
Quels furent alors ses amants? et qui pour-
rait les compter? Jamais la femme d'un caïd
ne s'était ainsi débauchée. Elle montait le soir
120 SANGUINES.
sur les terrasses, le visage dévoilé, la robe en-
tr'ouverte, et si un homme l'apercevait, elle
lui souriait, au lieu de s'enfuir. Les jeunes gens
de la tribu connurent l'un après l'autre qu'elle
acceptait toujours celui qui était là. Elle atti-
rait le premier venu près d'une porte basse au
fond de son jardin, sous les branches tombantes
d'un amandier rose, et jamais on ne put la
surprendre, car elle goûtait le plaisir de sa
chair avec une telle promptitude que ses ren-
dez-vous les plus tendres duraient l'espace
d'une étreinte.
Or, un soir, au miHeu d'un de ces frissons
furtifs, Djouhera devint amoureuse.
Gela lui prit comme une puberté, tout à coup,
à sa grande surprise. Un certain Abdallah,
aussi pauvre qu'elle-même l'avait été jadis, un
garçon qui dormait, l'été, sur la terre, et l'hi-
ver, dans la mosquée, fut celui qui la transporta
depuis la volupté jusqu'à la passion. Elle s'en-
fuit à cheval, avec lui.
Pendantdesjoursetdesjours, Mahmoud cher-
ESCALE EN RADE DE NEMOURS. 121
cha leur trace sans pouvoir la trouver, car la
jeune femme était partie en habits d'homme et
galopait comme un chasseur de lions. Si déses-
péré qu'il fût, Mahmoud était bien décidé à lui
pardonner plutôt que de la perdre et quelque
honte qu'on lui en fît, car son amour avait dis-
persé dans le néant tout ce qu'il y avait en lui
d'orgueil.
Mais il ne savait pas qu'il dût voir ce qu'il vit.
Lorsque au terme de sa poursuite il pénétra
enfin dans la chambre d'auberge où il retrou-
vait Djouhera, les deux amants étaient si eni-
vrés l'un de l'autre qu'ils ne l'entendirent pas
entrer. Mahmoud cria deux fois : « Djouhera !...
Djouhera !... » puis, sans savoir ce qu'il faisait,
il perça d'un seul geste le jeune homme sur la
femme et la femme avec lui, et le plancher par-
dessous.
L'homme mourut sur le coup. Djouhera
poussa un cri faible, mais long comme un cri
d'extase. Elle ouvrit tout à fait ses yeux d'ago-
iiisante, tourna la tête et murmura :
11
i22 SANGUINES.
— Mahmoud, c'est Dieu qui t'envoie... Je
priais Dieu de me faire mourir au milieu de
ma félicité. C'est lui qui vient d'armer ta main.. .
Oh ! Dieu ! quelle belle nuit est ma dernière
nuit... Toi, Mahmoud, tu mourras dans la souf-
france, dans la vieillesse et la maladie... Et
moi je m'en vais dans un évanouissement de
bonheur... Sois béni, Mahmoud; sois béni,
Mahmoud; sois béni...
Et plusieurs fois, elle répéta jusqu'à sa der-
nière haleine :
— Sois béni, Mahmoud; sois béni, béni...
El Hadj Omar, ayant achevé son récit, tira
une seconde fois du fourreau le coutelas où je
crus voir, vaguement, des reflets rouges. Puis,
nous reprîmes notre promenade le long de la
vallée fleurie. A nos pieds, un marmot arabe
agaçait dans le sable sec un petit scorpion noir,
furibond et retroussé.
Biarritz, 1903.
LA FAUSSE ESTHER
LA FAUSSE ESTHER
Aiî milieu du catalogue rouge, je lus ce pro-
digieux article :
MANUSCRIT.— Fragment d'un journal intime (1836-
1839), par M^^^ Esther van Gobseck, philosophe néer-
landaise 50 fr.
Intéressant. Détails iacdits sur Fichte.
Les principaux types romanesques dont le pu-
blic conserve le souvenir, acquièrent souvent
une célébrité qui dépasse celle des personnages
historiques de même ordre. Si peu balzacien
que puisse être le lecteur, il me permettra de
supposer qu'il n'ignore pas Esther Gobseck.
11.
126 SANGUINES.
Lui-même lisant cette annonce eût manifesté
une extrême surpr ise, personne n'en saurait
douter.
Une heure plus tard, j'étais chez le libraire
et le document m'appartenait. On voulut l'en-
velopper; je n'y consentis pas, et dans la voi-
ture qui me ramenait je commençai de l'exa-
miner.
Mon acquisition était une sorte de registre
couvert d'un papier à fleurs. A la première page,
M^^^ Gobseck, ou })lutôt son homonyme, avait
aquarelle d'une main timide et sage deux bou-
quets de roses liés par un ruban d'azur. Une
hirondelle et un papillon, qui se trouvaient être
de la même taille, volaient au-dessus de la
composition, et vers le milieu de la feuille se
lisait cette calligraphie :
II' CAHIER DE MON JOURNAL
Commencé le 5 mars 1886 (Anniversaire !)
Terminé le ...
LA FAUSSE ESTHER. 127
Le catalogue avait dit vrai. M^^^ Gobseck par-
lait de Fichte ; sinon pour l'avoir connu (puisque
le grand Johann-Gottlieb était mort depuis
1814) au moins pour avoir eu l'honneur d'en-
tendre parler son fils Hermann, pendant un
séjour en Prusse.
De même l'annonce avait [dûment traité de
philosophe cette Néerlandaise.
La philosophie et W^^ Gobseck étaient insé-
parables; mais au cours de cette sympathie
entre une abstraction et une réalité, la pre-
mière ne donnait guère, encore que la seconde
crût recevoir beaucoup. Le zèledeM^'^ Gobseck
à évoluer de la raison pure jusqu'à la raison
pratique n'avait d'égale que la résistance sourde
opposée à ses efforts par sa lente cérébralité.
Les thèses et les antithèses qui s'affrontaient
dans son esprit ne se rencontraient nulle part
ailleurs dans le champ de l'intelligence hu-
maine, et elle en tirait des synthèses qui étaient
d'abord remarquables par la surprise qu'elles
ne lui causaient pas.
128 SANGUINES.
Mais rien ne la décourageait. M"^ Gobseck
éprouvait à l'égard de la philosophie cette
Liebe ohne Wiedeî^liebe , cette passion non
partagée, que l'on s'accorde à regarder comme
incomparable, en sentiment comme en expres-
sion. Elie aimait à régler sa vie en tous temps
d'après ses principes, je veux dire d'après les
principes des maîtres. Elle se gardait de croire
aux critériums trompeurs de ses sens, aux
conseils néfastes de ses goûts, aux fallacieux
bavardages de ses opinions personnelles, et
rien ne lui semblait véritable, légitime ou
digne de foi, qui ne reposât d'abord sur un
enseignement. Sa paix intérieure était à ce
prix.
Les années 1836 et 1837 n'amenèrent aucun
événement notable dans son existence. La pe-
tite ville, où elle passait des jours sans tris-
tesses ni joies et parfaitement exempts de sur-
prises, donnait un horizon tranquille à ses
méditations régulières. En 1838, elle fit un
voyage en Prusse, voyage d'études et de per-
LA FAUSSE ESTIIEPi. 120
fectionnement, au cours duquel toute aventure
lui fut, semble-t-il, épargnée.
Ce préambule exposé pour l'instruction du
lecteur, je me bornerai à transcrire les der-
nières pages du journal que j'ai sous les yeux
sans insister autrement sur ce qu'elles pré-
sentent d'extraordinaire.
28 mars 1839.
« Mina est venue me voir ce matin, à cinq
heures et demie. D'habitude, je ne la vois jamais
avant le lever du soleil, bien qu'elle et moi nous
travaillions de bonne heure... Je suis allée lui
ouvrir, une chandelle en main et mes cheveux
sur le dos, dans une tenue où je n'aime pas à
me montrer; mais je me coiffais et je ne l'atten-
dais pas.
« Je lui ai dit : « Qu'y a-t-il? »
« Et elle m'a répondu : « Ah ! Esther ! »
« Bien inquiète, je l'ai fait asseoir, et je lui
ai demandé si elle n'était pas malade, ou si son
432 SANGUINES.
grand-père n'était pas plus mal, ou si peut-être
la petite sœur... mais il ne s'agissait pas d'elle;
il s'agissait de moi, hélas!
« Elle tenait deux volumes à la main et elle
me les tendit en disant :
« — Lis toi-même.»
(( Je lus : H. de Balzac, la Femme supérieure^
et je repris :
« — Qu'y a-t-il là-dedans?
« — Ce qu'il y a, répondit-elle. Il y a que
ces deux volumes contiennent trois romans,
et que dans le troisième il est question de toi,
sous les traits d'une fille perdue.
« Elle m'avait dit cela si brusquement... Je
me trouvai mal tout de suite et perdis cons-
cience...
« Lorsque je fus de nouveau capable de l'en-
tendre, Mina continuait :
« — Oui, oui, c'est affreux, mais il faut que
tu lises, Esther, il faut que tu lises. C'est une
Hollandaise, te dis-je; elle s'appelle Esther
comme toi; Gobseck, comme ton père : c'est ton
LA FAUSSE ESTHER. 133
nom, c'est toi enfin, à toutes les pages de cet
horrible livre. S'il continue de se vendre, ce
roman de l'enfer, tu es déshonorée, ma fille,
comprends-tu ; il faut agir tout de suite, aller
à Paris, parler à Fauteur... »
« Miséricorde ! quel malheur sur moi ! Mina
m'a montré quelques pages. Ce troisième roman
s'appelle la TorpilleK.. Esther Gobseck...
Esther Gobseck... En effet, c'est moi, c'est le
nom de mon père... et dans quelle compagnie.
Seigneur ! dans quelles maisons ! Ah î mon
Dieu ! quel malheur sur moi I Mon Dieu ! Mon
Dieu ! je n'y survivrai pas ! Mon Dieu ! faut-il
avoir vécu comme je l'ai fait pendant vingt-sept
ans selon la sagesse et parfois au prix de quelles
luttes avec mes penchants naturels ! faut-il
avoir tout sacrifié aux fortifications de cette
maison pure oii je veux qu'habite mon àme et
se cultive mon esprit! faut-il avoir renoncé
1. La première partie de Splendeurs et Misères parut
sous ce titre en octobre 1838, en même temps que la
Femme supérieure et la Maison Nucingcn. — P. L.
12
13i SANGUINES.
même aux félicités du mariage pour se voir à
la fin souillée moralement, salie par un Fran-
çais que je ne connais même point, traînée
sous mon propre nom dans la boue du ruisseau
de Paris... Ah I mon Dieu! quel malheur sur
moi î
(( Que faire? que faire à présent? Gomment
serai-je reçue par ce romancier si j'ose me
présenter à lui? Sais-je seulement si je serai
respectée chez un homme assez débauché pour
écrire ces infamies? Et puis, qui me dit que
tout cela n'est pas une vengeance, une machi-
nation ourdie contre moi? J'ai des ennemis
dans la ville, bien que je n'aie fait de mal à
personne. Certains en veulent à ma famille,
d'autres à ma fortune, d'autres à mon savoir.
Et puis... et puis... le mal est fait... »
II
Paris, 42 avril.
« Je suis venue. En vérité, je ne sais pas ce
que je fais ici, mais je suis venue... Mina le
voulait pour mon honneur. Elle m'a dit qu'il
était encore temps d'agir pour éviter un mal
plus grave... Si du moins elle m'accompagnait,
si je pouvais faire avec elle cette visite qui
m'épouvante... Mais je suis seule ici dans cette
ville, oii mon nom, depuis six mois, est un
nom infâme... »
]\[
/ j 3 avril.
« Où demeure M. de Balzac? Comment me
renseigner? Je suis entrée ce matin chez son
éditeur et j'ai posé la question. Un employé
m'a dit : « Qui êtes vous? » et comme je n'osais
pas me nommer, il m a répondu grossièrement:
« — Ah? alors, une créancière? Eh bien!
si on vous demande l'adresse de Balzac, vous
direz que vous ne la savez pas.
« Je suis partie... A mon hôtel on ne connaît
pas même le nom de ce monsieur. Il n'est pas
si célèbre que Mina me l'avait dit.
« Et cependant ses romans sont chez tous
12.
SANGUINES.
les libraires. J'ai vu, ce soir, la Torpille au
Palais-Royal et je me suis enfuie en me cachant.
Il me semble toujours que les passants me
dévisagent, qu'ils me reconnaissent dans les
rues... »
IV
15 avril.
(( Enfin je sais. M. de Balzac : aux Jardies,
Sèvres, sur la route de Ville-d'Avray, après
l'arcade du chemin de fer.
« J'irai demain matin de bonne heure, pour
être certaine de le trouver chez lui.
« Ah! aurai-je assez de courage"* »
16 avril, midi.
« Je ne crois pas que l'on se soit moqué
de moi, mais quel homme singulier que cet
écrivain ! . . .
« A sept heures, j'avais pris au Garrouc?i
l'omnibus de Sèvres et je m'étais fait arrêter à
l'arcade de Ville-d'Avray.
« J'ai trouvé sans peine la maison. Elle est
située à mi-côte d'une colline, sous un parc,
en plein midi, devant une admirable vue. Par-
tout des bois, des forêts, des vallons. La brume
du matin était si fraîche et si douce autour de
moi que je me sentais pleine de vaillance et
U2 SANGUINES.
décidée à être forte lorsque j'ai sonné à la grille.
« Un domestique m'ouvre :
« — Monsieur de Balzac?
« — Monsieur vient de se coucher.
« — Il est souffrant ?
« — Non, madame. Monsieur se couche tous
les jours vers huit heures du matin. Monsieur
travaille la nuit.
« Vraiment, je ne crois pas qu'il se soit
moqué de moi... A Paris, on ne voit guère
d'existences normales... Tous les Français sont
de tels originaux.
(( — Madame peut revenir à six heures du
soir, m'a dit le domestique, si Madame tient
à voir Monsieur.
« Je reviendrai donc, mais cette journée
d'attente me fait mal aux nerfs et m'enlève
toute mon énergie. Maintenant j'ai peur, je
suis épuisée d'impatience et d'appréhensions.»
VI
16 avril, soir.
« Si cette journée n'est pas un rêve, j'en
resterai folle ou j'en mourrai. Je ne comprends
pas moi-même comment j'ai le courage d'en
écrire le récit après l'avoir vécue; mais il
n'importe, j'écris machinalement, sans voir,
dans un bourdonnement cérébral qui emporte
ma raison.
« Je suis entrée chez cet homme à six heures,
je crois... je ne sais plus... Ah ! pourquoi Mina
m'a-t-elle fait lire ces pages que peut-être
j'eusse ignorées! Pourquoi le destin s'acharne-
t-il sur ma tête ! Ah ! pauvre moi ! pauvre moi !
Ui SANGUINES.
« Le domestique m'avait demandé qui
annoncer... J'ai donné mon nom; j'espérais
qu'ainsi M. de Balzac saurait tout de suite quel
était l'objet de ma démarche.
« Pendant cinq minutes je suis restée seule
dans une antichambre qui n'avait pas de sièges.
Les quatre murs en étaient blancs, et sur le
plâtre on avait écrit au charbon : Ici une fres-
que par Delacroix.., Ici un bas-relief de Rude...
Ici une tapisserie des Gobeli?is...Je ne sais quoi
encore... Il me vint à l'esprit que j'étais chez
un fou. . . Mais non. . . Ce n'est pas lui qui est fou.
C'est moi qui suis folle, ce soir. Lui, il a raison,
il a toujours raison.
« On a ouvert une porte, j'ai fait trois pas,
je n'ai vu personne... Et soudain une voix ter-
rible m'a crié du fond de la pièce :
« — Qui vous autorise, mademoiselle, à
prendre le nom d'Esther Gobseck? »
« Ah ! cette voix ! elle résonne encore dans
ma pauvre tête en démence...
LA FAUSSE ESTIlEPu 145
« J'ai levé les yeux. Un homme était devant
moi, gros et laid et cependant superbe, avec de
longs cheveux droits comme j'en ai vu porter
aux étudiants prussiens. Il était debout der-
rière un bureau où il y avait bien dix mille
feuilles de papier, plus mêlées, plus hou-
leuses que les flots de la mer, et, par-dessus cet
océan, il me regardait avec des prunelles noires
que je voyais luire jusqu'à moi, bien qu'il tour-
nât le dos à la lumière du jour.
« — Ah! monsieur », murmurai-je presque
défaillante.
« Les mots mouraient sur mes lèvres.
« 11 frappa du poing le bois de son bureau et
répéta plusieurs fois :
« — Qui vous autorise? qui vous auto-
rise? »
« Alors je ne sais plus comment j'en trouvai
la force, mais je réussis à murmurer :
« — Monsieur, je suis Esther Gobseck. »
13
146 SANGUINES.
« Il porta tout son buste en avant, me fou-
droya d'un regard que je ne pus soutenir, et
partit d'un éclat de rire qui secoua les murs
comme la commotion d'une bombe.
« — Vous? dit-il. Vous!! Esthcr Gobseck ! »
« J'inclinai la tête.
« — Mademoiselle, reprit-il plus calme, cette
plaisanterie est détestable. Si vous voulez me
cacher votre identité, libre à vous. Prenez un
pseudonyme ou ne vous nommez point, mais
ne ravissez pas le nom d'une autre ! Le nom
est la propriété la plus sacrée que possède la
personne humaine. »
(( D'une main tremblante, j'ouvris ma ser-
viette portefeuille et je lui tendis mon pas-
seport où mon signalement se trouvait ex-
posé.
(( — Prenez-en connaissance, monsieur. Les
rièces sont signées du bourgmestre... »
« Il lut, relut, dit à plusieurs reprises :
< Etrange... curieux... singulier... » Puis^ il me
LA FAUSSE ESTHER. 447
considéra longuement, et, de pâle que j'étais
je devins extrêmement rouge.
(( — C'est en règle, fit-il enfin. Il n'y a rien à
dire. Vous êtes Esther Gobseck... si extraordi-
naire que cela puisse sembler. »
« II chifTonna un papier qu'il jeta dans une
corbeille, s'assit, et, se retournant soudain vers
moi :
(( — Alors vous allez me donner tout de suite
un renseignement dont j'ai besoin. De quoi se
composait le mobilier de votre chambre à cou-
cher lorsque vous êtes entrée à l'Opéra comme
petite danseuse?
« — Petite danseuse! m'écriai-je révoltée.
j\Iais monsieur, je n'ai jamais été petite dan-
seuse ! je suis philosophe fichtiste.
« Furieux, il frappa de nouveau le bois du
meuble :
« — Mademoiselle, je vous répète que cette
facétie est déplacée. De deux choses l'une :
ou bien vous n'êtes pas Esther Gobseck (et
148 SANGUINES.
c'est ce que j'ai cru tout d'abord), ou bien si
vous êtes Esther Gobseck, vous êtes la Torpille.
« — La Torpille, c'est moi? balbutiai-je
égarée.
« — Mais bien entendu ! Et la Torpille n'est
pas philosophe fichtiste! »
« Après un silence, il se leva, étendit sa main
dans ma direction et me dit les choses stupé-
fiantes que je vais essayer d'écrire si j'en ai
encore la force. L'autorité de sa voix était telle
que je ne l'interrompis à aucun moment.
« Vous êtes née en 1805, de Sarah van Gob-
seck et de père inconnu. Votre mère, ruinée
par Maxime de Trailles, est morte assassinée
par un officier dans une maison du Palais-
Royal, au mois de décembre 1818. A cette date,
vous aviez treize ans et, depuis plusieurs
années déjà, guidée par votre mère Sarah,
vous meniez la triste vie des petites prostituées
impubères. C'est alors que vous êtes entrée à
LA FAUSSE ESTHER. 140
i'Opéra. Plusieurs habitués vous entretenaient,
parmi lesquels Clément des Lupeaulx. J'aurais
bien besoin de savoir quel fut le mobilier de
votre chambre à coucher vers cette époque ; mais
puisque vous ne voulez rien dire, passons. En
1823, on complote de vous envoyer à ïssoudun
chez le vieux Jean-Jacques Rouget sur le point
d'épouser sa bonne, et que l'on voudrait, f^râce
à vous, détourner de ce mariage indigne. Le
projet ne réussit pas. Je passe encore sur les
embarras d'argent qui attristèrent votre dix-
huitième année, embarras qui vous obligent à
un expédient honteux. A la fin de cette
année 1823, vous rencontrez par hasard Lucien
de Rubempré au théâtre, vous le recevez dans
votre appartement situé rue de Langlade. Vous
l'adorez, il vous aime, et je ne vous apprendrai
point comment, par l'entremise de Vautrin, le
baron de Nucingen fait votre fortune et celle
de Lucien tout ensemble. Maintenant, écoutez-
moi bien. »
« Je Técoutais, au comble de l'horreur.
13.
toO SANGUINES.
« — Nucingen vous est odieux, ma fille. Il a
trente-huit ans de plus que vous. Il est anti-
pathique et même répulsif. Vous le subissez
avec une aversion croissante. Ecoutez-moi bien :
le 13 mai, après une soirée donnée en son
honneur, vous absorberez une perle noire con-
tenant un topique javanais, et vous mourrez
instantanément. Tel est le sort que je vous
réserve. »
« Hélas ! je tremblais comme une feuille.
« — Gomment le savez- vous, monsieur?
bégayai-je.
(( — Gomment je le sais? cria-t-il. Quelle
inepte question ! c'est moi qui vous ai faite ! »
VII
17 avril.
« Ma raison revient peu à peu.
•( Maintenant j'y vois clair. La situation
s'illumine. C'est la lutte de deux certitudes entre
elles, et pas autre chose, pas autre chose.
« Je crois (je crois) que j'ai vingt-sept ans, que
je suis née à Maestricht en 1812, que je porte
le nom de mon père et que j'ai toujours vécu
en honnête fille; mais au fond quelle preuve
ai-je de cela? aucune.
« Je ne me fonde ni sur un principe rationnel,
ni sur une vérité d'expérience, ni sur une sen-
sation pour affirmer que telle est ma vie. Je
4î;2 sanguines.
ne puis donc examiner que deux représenta-
lions pour arriver à la connaissance adéquate
de mon passé : mon propre souvenir ou le
témoignage d'autrui. Or, dans le cas actuel, ce
sont des représentations antagonistes. Reste
donc à déterminer laquelle des deux primera
l'autre.
« Eh bien, je me sens encore mentalement
trop atteinte pour accorder la suprématie à ma
certitude personnelle. L'homme qui m'a parlé
hier me domine, je n'en puis pas douter. Con-
sidérer son esprit comme inférieur au mien
serait de ma part une insigne niaiserie. Sa clair-
voyance a été la lumière de ma raison égarée.
J'ai vécu ces jours-ci dans une hallucination
dont je n'avais pas même conscience, et qui,
par un phénomène inexplicable, m'a donné des
souvenirs fictifs au moment oii je perdais mes
souvenirs conformes.
« Ma personnalité s'est dédoublée si complète-
ment que je ne puis pas savoir à quelle date
exacte s'est faite la métamorphose de mon moi,
LA FAUSSE ESTHER. 1^3
car je ne trouve à mon service qu'une mémoire
faussée de fond en comble. Je me sens vivre
dans l'état mental du rêve, acceptant comme
vraisemblables des événements chimériques et
loute une longue suite de souvenirs que M. de
Balzac, par son témoignage formel, réduit à
néant, »
VIII
18 avril.
« Ainsi je suis une de ces femmes... Mon
Dieu ! je ne m'en doutais guère, Je ne voyais
pas la vérité; mais quelle folie de la nier;
quelle folie ! Ma sensation intervient pour cor-
roborer le témoignage. Je ne suis pas physique-
ment pure; ma chasteté n'est qu'intellectuelle,
j'ai les sens impérieux d'une courtisane: mon
corps est brûlé d'un feu intérieur. Comment le
nier, hélas ! et toutes mes faiblesses î et toutes
les faiblesses de ma volonté ! »
IX
19 avril.
« Ce soir je suis sortie pour accomplir mon
destin; mais quelle étrange métamorphose est
la mienne I J'ai totalement oublié mes habi-
tudes premières. La seule pensée d'y revenir
m'effarouche et la timidité m'étrangle au mo-
ment d'articuler un mot.
« Un inconnu que j'ai osé aborder m'a prise
sans doute pour une mendiante, car il m'a jeté
cinquante centimes et ne m'a pas invitée à le
suivre. Peut-être n'ai-je pas le costume...
Peut-être aussi n'ai-je pas la voix. »
a
5 mai.
« La fin approche, la fin de ma pauvre des-
tinée. Je sais bien, quoique je n'ose pasTécrire ;
je sais trop bien pourquoi le 13 mai prochain,
comme l'a prédit M. de Balzac, je passerai de
la vie à la mort en avalant une perle noire...
« Une perle noire, contenant un topique
javanais... Oii la trouver, cette perle noire qui
renferme l'éternité ? Je vais de boutique en
boutique, chez les pharmaciens, chez les herbo-
ristes... On m'offre des poisons, mais pas
celui-là... (Oh! Dieu! l'horrible vie, et que la
mort me sera douce!)... Je veux un topique
UO SANGUINES.
javanais, un topique javanais dans une perle
noire... M. de Balzac l'ordonne ainsi. »
(Le manuscrit s'arrête là. Suivent 41 pages
blanches.)
LA CONFESSION DE }r X.
i i.
LA CONFESSION DE M"^ X
L'abbé de Couézy n'aimait pas qu'on lui fît
certaines questions, même du ton le plus hon-
nête, sur son expérience du confessionnal.
Mais il ne se passait guère de jour où quelqu'un
ne les lui posât point.
On eût pu dire de lui qu'il était mondain,
à la condition que cette épithète n'impliquât
rien de désobligeant pour son caractère, car on
le voyait presque aussi souvent à l'église que
dans les salons, et, s'il s'en fallait de quelque
chose, c'est qu'une messe est une cérémonie
plus brève qu'une visite ou un dîner. L'abbé
de Couézy était relis-ieux.
1G4 SANGUINES.
Le trait dominant de sa physionomie grasse
et fine était d'abord l'intelligence et, plus spé-
cialement, la perspicacité. Lorsqu'il regardait
un nouveau venu, ses petits yeux faisaient
lentement le tour du personnage à découvrir;
puis les paupières se refermaient avec un sin-
gulier battement, comme des lèvres qui mur-
murent : « Va, maintenant, je sais qui tu es. »
11 confessait tout Paris. Les dames le choisis-
saient en foule pour directeur de leurs cons-
ciences toujours justement alarmées. Ou le
savait assez homme du monde pour ne pas
envoyer à Rome ime pénitente paisiblement
relapse dans un adultère de tout repos; et
cependant son indulgence était assez mesurée
pour qu'en se jetant à ses pieds nul repentir
même éphémère n'eût la certitude absolue
d'être pardonné à l'avance. Quand les dames
consentent à pécher, on serait mal venu de
leur dire que leur faute n'existe point.
Eh bien! lorsque l'abbé de Gouézy en visite
quittait le canapé du salon pour le fauteuil de
LA CONFESSION DE M"« X. 1G5
cuir du fumoir brumeux, lorsqu'il se glissait
avec discrétion au milieu des causeries entre
hommes, il arrivait que sa présence transfor-
mait aussitôt la forme des discours sans en
altérer le fond, sinon par réticence. On le pre-
nait volontiers pour informateur, encore qu'il
se refusât avec indignation à jouer ce rôle.
Les habiles, tentant d'obtenir ses confidences
en les faisant dévier insensiblement du général
au particulier, débutaient par cette phrase ou
quelque autre semblable :
— Vous, monsieur l'abbé, vous qui connais-
sez notre époque mieux que personne, qu'est-ce
que vous pensez des mœurs?
Et lui, en agitant les mains :
— Que me demandez-vous là! s'écriait-il.
Mais je ne puis rien dire! je ne puis rien dire!
Nous ne devons retenir de chaque confession
que l'expérience nécessaire à bien entendre
les autres et à acquérir par là un esprit juste,
ou plutôt encore judicieux à l'égard des cas
difficiles. Mais s'il nous est défendu de révéler
IGG SANGUINES.
une confession, même anonyme, à plus forte
raisonne devons-nous pas exposer le sommaire
de tous les aveux, en tirer la quintessence
et Toffrir aux curiosités sous prétexte de
philosophie.
Le jour où je l'entendis prononcer cette
phrase, quelqu'un en releva le dernier mot :
— Si cette philosophie était salutaire?
— Elle ne peut être que funeste, monsieur,
comme toute morale qui s'appuie sur la des-
cription de la faute à éviter. L'homme n'est
complètement démoralisé que dans les pays
qui souffrent d'une surabondance de mora-
listes. Constater l'extension d'un vice avec le
dessein d'en inspirer l'horreur, c'est d'abord
oublier que l'auditeur retient l'exemple donné,
lequel lui servira d'excuse s'il tombe dans le
même égarement. Aussi je me garderai bien
de vous dire ce que je sais des mœurs de mon
temps, car les vôtres en deviendraient pires
et j'en serais plus affligé que vous.
Nous convînmes avec modestie que l'abbé de
LA CONFESSION DE M^"^ X. iOl
Couézy parlait d'or. Pourtant la même voix
insista :
— Tout le monde n'a pas votre réserve,
monsieur l'abbé. J'ai rencontré dernièrement
un prêtre qui a été deux ans vicaire tout près
d'ici, à Sainte-Clotilde. Il est épouvanté de ce
qu'il a entendu pendant ses deux années de
confession au faubourg. Epouvanté. Il ne s'en
cache pas. Adultères partout, séduction des
jeunes filles, avortements, infanlicides, empoi-
sonnement du père ou de l'époux... il se passe
des choses effroyables au sein des familles, et
personne ne le sait, hors le confessionnal.
Tout scandale qui germe est écrasé dans l'œuf.
D'autres sont admis, reçus, imposés s'il le faut.
On voit se multiplier partout, comme une
peste, un vice presque inconnu autrefois des
hautes classes... Vous savez lequel, monsieur
l'abbé?
— Oh! il y en a beaucoup, fit doucement
l'abbé de Couézy. Je ne saurais trop celui que
vous voulez désigner.
168 SANGUINES.
— L'inceste, mais oui, tout simplement.
Qui de nous a jamais entendu parler d'inceste
il y a vingt ans? Dans ma jeunesse on ne con-
naissait cela que par la Bible. Un homme qui
aurait mis à mal sa sœur ou sa fille eût été
tenu pour fou et enfermé comme tel puisque
le Gode pénal ne prévoit pas le cas. Et voici
qu'aujourd'hui c'est la faute à la mode. On
n'entend plus que cela au confessionnal, si
mes renseignements sont bons. Le premier
amant, c'est le frère. Nous revenons aux Ptolé-
mées. Le frère initie, déniaise, pervertit,
séduit, est aimé. Si d'aventure il n'y a que des
filles dans la chambre des enfants, leur crime
se complique ou se simplifie, je vous laisse le
choix du terme...
L'abbé garda le silence.
— Enfin, dites une opinion, répéta l'inter-
locuteur. Suis-je bien informé? Vous qui
confessez toute la rue de Varennes, trouvez-
vous que j'aie noirci le tableau des mœurs du
(emps? Au sujet de l'inceste, en particulier.
LA CONFESSION DE M"« X. 1CÎ>
ai-je calomnié les jeunes filles? Avouent-elles^
voyons, confessent-elles?
L'abbé de Gouézy s'accouda au fauteuil avec;
un sourire très fin, à peine dessiné sous les
yeux, et qui semblait s'adressera lui-même.. ►
Puis il chuchota :
— Oui, mais elles se vantent.
En relevant les paupières l'abbé constata
qu'on ne l'avait pas compris. Nous faisions la
mine de gens qui attendent une réponse grave
et qui reçoivent une pirouette. 11 s'expliqua^
un peu blessé.
— Si je parlais ici, devant des confesseurs,
je n'aurais rien de plus à dire. On aurait assen
entendu ma pensée ; mais il est naturel que-
vous ne pressentiez pas toute l'intuition qu'il
nous faut exercer pour discerner le vrai du
faux, entre les réticences sur les faits que Ton
nous cache, et les exagérations sur les fautes,
que l'on nous expose.
15
<70 SANGUINES.
— Exagérations?
— Très fréquentes... Comprenez bien
d'abord ceci : Je confessionnal n'est un lieu
mystérieux et redoutable que pour les parois-
siens qui s'en tiennent éloignés. Les fidèles
qui, tous les samedis, viennent s'agenouiller
sur son petit banc finissent par y acquérir une
familiarité dont vous ne vous doutez point.
Nous les rassurons, cela est indispensable;
sans nos encouragements nous ne saurions
jamais rien; mais, il arrive assez souvent que
notre affabilité dépasse le but; et vous allez
savoir comment.
L'abbé de Couézy baissa la voix :
— A onze ans, les jeunes tilles viennent à
nous. Elles confessent d'abord leurs petits
pccbcs : colère, gourmandise ou paresse; puis,
tout à coup, vers treize ou quatorze ans, elles
parviennent à l'âge d'un péché nouveau dont
l'aveu leur cause une honte extrême. Quelques-
unes ne peuvent jamais se résoudre à nous en
pailcr. Alors, comme d'une part il n'y a pas
LA CONFESSION DE W^^ X.
d'exemple qu'aucune d'elles s'en soit corrigée
avant son mariage: comme, d'autre part, elles
comprennent vite quune absolution imméritée
les met dans un état d'impénitence plus grave
que l'impénitence simple, elles luttent pendant
un an ou deux, et désertent le confessionnal :
celles-là sont perdues pour l'Eglise... Tout à
l'opposé, nous voyons des jeunes filles senhar-
dir avec une aisance qui nous confond. Au
début ce n'est pas impudeur de leur part, loin
de là: c'est piété, humilité, soumission, mortifi-
cation. Mais quoi? tout cela se métamorphose.
Insensiblement l'aveu, lui aussi, devient une
habitude agréable... S'il arrive que le péché
ait des complices, s'il peut donner matière à la
narrationd'une aventure; siuneamie,uncousiny
un danseur y est mêlé, alors ce sont des récits
qui n'en finissent point, et plus nous répétons:
<( Ma chère enfant, pas de détails I » plus on nous
répond : « Mon père, il faut bien que je vous
explique, sans cela vous ne comprendriez pas. »^
Nous nous regardâmes sans mot dire.
€72 SANGUINES.
— Eh bien ! (et c'est là que je voulais en
venir) certaines jeunes filles, nerveuses à
Texcès, s'accusent sans aucune mesure. Elles
nous en disent plus qu'il n'y en a. Peut-être
inconsciemment elles regardent comme égale-
ment réalisés les péchés qu'elles ont sur le
cœur et ceux qu'elles ont dans la tête. Elles
s'attribuent les vices qu'elles n'osent pas
commettre. Elles nous présentent comme
«'étant déroulée sur le canapé d'un petit salon
une scène qui a véritablement commencé là,
mais qui ne s'est terminée que dans leur
cerveau... Voilà ce dont il faut avertir le
confesseur débutant, sous peine de le voir
juger avec trop de rigueur les coutumes du
siècle. Parmi les histoires que l'on nous
raconte, les plus vilaines sont « arrangées ».
Encore une fois, le confessionnal n'est pas un
lieu extra-terrestre: là, comme ailleurs, on se
vante de tout, même du mal que l'on n'a pas
fait.
L'abbé se renversa dans son fauteuil en
LA CONFESSION DE M"» X. 173
homme qui vient de trancher un dilîérend.
Cependant, nous n'étions pas convaincus. Le
même contradicteur se chargea de le lui dire :
— Je ne doute pas, monsieur l'abbé, que
vous ne soyez un psychologue fort expert, et
plus apte qu'aucun de nous à pénétrer les
secrètes pensées. Les hommes qui savent
ainsi regarder au delà des prunelles possèdent
un don inestimable autant qu'il est rare, et
pourtant ce don-là connaît des limites, même
chez ceux qui le possèdent au plus haut degré.
Sur quoi vous fondez- vous pour démasquer le
mensonge? Sur votre seul jugement. Il n'y a
ni preuves, ni témoins au confessionnal.
Croyez-vous être certain que, pendant ces con-
fessions graves auxquelles vous n'ajoutez pas
foi, votre jugement échappe à l'influence d'un
optimisme préconçu ? Ne pensez-vous jamais
que telle scène invraisemblable est par consé-
quent apocryphe ? Les médecins qui s'occupent
de psychopathie ont pour axiome que tout est
possible. Vous ne paraissez pas être de leur avis.
15.
17i SANGUINES.
De la tête, l'abbé fit un geste vague qui
signifiait : « Ce n'est pas la question. » Puis,
après un silence calculé, il dit simplement :
— J'ai des preuves.
Tous nos regards les lui demandaient.
Brusquement résolu, il croisa les jambes :
— Au fait, je puis parler, dit-il. A l'instant
je me retranchais derrière des secrets invio-
lables. Mais j'ai reçu naguère une confession
de femme que je puis révéler sans péché .
vous en conviendrez tout à l'heure.
Il releva la tête sur le haut du dossier avec
un sourire circulaire et imperceptiblement
vaniteux, qui semblait prendre Conscience des
curiosités éveillées. Enfin, il commença le
récit :
— A une époque que je ne précise pas,
j'étais prêtre dans une paroisse de Paris que je
ne dirai pas davantage : il vous suffira desavoir
que mon église s'élevait très loin de Saint-
Thomas et que mes ouailles étaient des pau-
LA CONFESSION DE M"«
vres. Gomme j'altcndais, un jour, devant le con-
fessionnal, l'heure où mes pénitentes devaient
se présenter, je vis approcher une personne fort
élégante, mais d'une élégance sobre et qui
n'était assurément pas ma paroissienne: cer-
tains chapeaux ne se portent guère qu'entre les
Invalides et le Palais-Bourbon. Elle avait le
visage et la taille d'une jeune fille de vingt-huit
ans ; il est d'ailleurs inutile que je vous la
décrive. Sur mon invitation elle s'agenouilla,
et voici ce que j'appris d'elle après un préambule
où elle m'avertissait que sa confession serait
grave.
» Depuis douze ans elle se tenait éloignée de
la communion. A dix-sept ans, voyageant
seule avec son père dans l'intérieur de l'Italie,
elle arrive un soir à Pise dans un hôtel comble
où tous deux sont contraints d'accepter une
simple chambre à deux lits : circonstance
funeste qui les égare. Désormais, dans la
suite du voyage, ils ne s'inscrivent plus sur les
registres comme « Monsieur et Mademoiselle »,
176 SANGUINES.
mais comme « Monsieur et Madame », afin de
conserver partout leur liberté d'appartement.
Jusqu'à cet endroit du récit, rien d'extraordi-
naire, n'est-ce pas ?
11 y eut des exclamations.
— Au retour, continua l'abbé de Couézy
imperturbable, la situation se maintient, plus
dissimulée sans doute (car la jeune fille a encore
sa mère), mais jamais interrompue. Sous pré-
texte de longues promenades côte à côte, les
coupables vont cacher leurs erreurs dans un
appartement loué. Je passe, bien entendu, sur
le détail de ces fautes, encore que la pénitente
ne m'ait fait grâce d'aucune explication. Mais,
tout à coup, le père meurt... Pendant les deux
années qui suivent, la santé morale de la jeune
fille s'altère gravement. Ses sens, éveillés à
l'extrême, se contiennent mal sous la surveil-
lance maternelle. Plusieurs mariages projetés
échouent. Des troubles nerveux interviennent,
accompagnés et suivis de souffrances. Une
nuit, incapable de résister davantage à la ten-
LA CONFESSION DE M • X.
talion du péché, elle se lève, pénètre dans la
chambre de smi jeune frère qui a quatorze ans,
et, sans ruse, sans prétexte, muette et folle, le
prend dans son lit. Elle m'a conté cette terrible
scène dont elle avait encore la violence dans
la voix, disant tout, luttes, refus, prières, et la
résistance chrétienne de l'enfant, lequel ne
peut toutefois commander à son corps et finit
par être surmonté. Pendant quinze jours elle
le garde à elle, moins hostile mais de plus en
plus tourmenté par le remords, et enfin la
première confession du petit le lui arrache
pour jamais. Plus elle le prie, plus il s'obstine,
s'enferme à clef, menace de tout dire. Alors,
messieurs, elle l'empoisonne... Instruite par
un procédé qu'elle trouve dans un feuilleton
populaire, elle se procure un poison lent, sans
traces ni douleurs, mais qui tue peu à peu. Elle
voit sa victim e dépérir et s'éteindre sous ses
yeux qui ne lui pardonnent point. Chaque
jour elle lui laisse mentalement à choisir
entre le crime et le tombeau, sans démasquer
178 SANGUINES.
la main qui soulève la pierre et enfin la laisse
retomber.
L*œil du prêtre nous parcourut avec un éclair
tragique, resta quelque temps allumé d'hor-
reur et, nous regardant toujours en face, prit
un sourire de franche gaieté.
Pour nous, en écoutant cette histoire, nous
avions , oublié jusqu'au bout qu'il s'agissait
d'une confession suspecté. Le ton du narrateur
était si formellement affîrmatif que nous
avions perdu de vue l'occasion, l'objet du
récit.
— Qu'ya-t-il de vrai dans tout cela? demanda
quelqu'un.
— Pas un mot. Rien, mais rien, pas une
scène, pas un détail, pas un personnage, pas
un fait, rien, littéralement rien, ce qui s'appelle
rien... Six mois après avoir reçu cette confes-
sion, je changeais de paroisse; la mère delà
LA CONFESSION DE M'i» X. 179
jeune fille devenait ma pénitente et moi le
familier de sa maison. Il y a de ces hasards,
n'est-ce pas? J'appris successivement que
jamais Mlle X... n'avait voyagé en Italie ; que
son père était mort lorsqu'elle avait deux ans;
qu'elle avait toujours été fille unique, et enfin
que sa réputation restait inattaquable. Ainsi,
non seulement l'histoire était fausse, mais il
était matériellement impossible qu'elle fût
véritable en l'une quelconque de ses parties,
puisque les deux complices n'avaient pas
existé. Ainsi tout îe roman que vous venez
d'entendre, — le premier inceste, le second,
l'hôtel de Pise,rappartomentde Paris, le deuil,
la scène violente, la confession de l'enfant, la
lutte, le poison, — tout cela, et les mille détails
que je ne vous ai pas dits, tout cela, je le
répète, avait pris naissance dans le cerveau
d'une vierge chrétienne qui n'allait même pas
au bal tant elle fuyait les tentations.
L'abbé de Gouézy se leva, et, terminant sa
480 SANGUINES.
longue visite par un peu de latin et un peu de
malice: I
— Laseiva pagina, dit-il, vita proba. Avec
ces quatre mois si clairs on ferait le portrait
moral d'une petite jeune fille.
L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE
DE MADAME ESQUOLLIER
16
[/AVENTURE EXTRAORDINAIRE
DE MADAME ESQUOLLIER
Lorsqii'en sortant de l'Opéra, suivie de sa
jeune sœur Armande, M"'® EsquoUier se fut
assise dans son coupé automobile :
— Eh bien? dit-elle. Ton impression?
— D'abord, physiquement, il est délicieux!
— Bon. Inutile de continuer. Tu es prise,
ma chérie. Embrasse-moi. C'est conclu.
Elles s'enlacèrent avec tendresse, mais
Armande protesta :
tç'4 SANGUINES.
— Non, non, tu vas trop vite, Madeleine.
Qu'importe qu'il me plaise? Je lui ai déplu. Il
a passé une heure à me faire des critiques, et
moi, comme une solte, à les mériter.
— Qu'est-ce que cela veut dire?
— J'ai une trop jolie robe, paraît-il. Ce n'est
pas une robe de jeune fille, c'est une robe
d'actrice.
— Quel petit insolent!
— Ce n'est pas tout, ma chère. Il a trouvé
singulier qu'on me mène à TOpéra un jour de
ballet. Son père et sa mère ont été présentés
(de loin) un soir où l'on jouait Zampa et les
Rendez-vou s bourgeois^ pièces convenables, à
son avis. J'ai eu le malheur de lui dire que
Zampa était une histoire de viols, et il m'a
regardé d*un air suffoqué. Je lui ai dit aussi
que les Rendez-vous bourgeois apprenaient
aux jeunes filles comment on introduit un
monsieur dans sa chambre, et il est devenu
tout pâle.
— Mais aussi pourquoi.. »^
L'AVENTURE DE MADAME ESQUOLLIER. 185-
— Je ne sais pas. J'étais énervée jusqu'au
bout des ongles. Il m'aimait, je le sentais bien.
Alors je prenais plaisir à le scandaliser pour
qu'il m'aime encore avec mes défauts... Mais je
crois que j'ai été trop loin.
— Qu'est-ce que tu as pu lui dire?
— Je lui ai montré dans un coin de la scène
les deux petites Ilaliennes dont tu m'avais
parlé l'autre jour et je lui ai confié...
— Que c'était un ménage?
— Oui.
— Ça, par exemple, c'est une gaffe.
— N'est-ce pas? soupira la jeune fille.
— Et qu'est-ce qu'il a répondu?
— Il m'a demandé avec qui.
Madeleine éclata de rire entre ses gants, et
conclut, sans égards pour les sentiments de sa
sœur :
— Mon enfant, ce garçon est une perle. Je ne
te laisserai pas manquer un pareil mari. Tu
l'épouseras. Il est précieux.
Puis, sans transition :
16.
186 SANGUINES.
— Ah ça! dit-elle, mais nous roulons depuis
vingt minutes. Quelchemin suivons-nous donc?
Armande effaça la buée qui embrumait la
vitre, et dit:
— Je ne vois rien... Il fait noir...
— Gomment, il fait noir? dans les Champs-
Elysées?
A son tour elle se pencha, prolongea son re-
gard dans les ténèbres et aperçut vaguement le
sol gris d'une route qui n'était pas bordée de
maisons.
— Je... balbutia-t-elle.,. je ne sais pas oii
nous sommes... Ce n'est plus Paris... Alexandre
est fou... Arrêtons-le...
Vivement elle toucha le bouton de la son-
nette.
Mais à peine les notes claires du timbre
avaient-elles tinté dans le silence, on entendit
près du siège un double déclic rapide, et l'au-
tomobile fonça en avant, avec un vrombisse-
ment de coléoptère, au maximum de la vitesse.
11
La secousse rejeta en arrière les deux sœurs
qui, d'une seule voix, gémirent :
— Ah ! mon Dieu !
Madeleine baissa la tête et, par la glace
d'avant, regarda vers le siège :
— Mon Dieu! dit-elle encore. Ce n'est pas
Alexandre...
— Tu dis?
— Nous sommes enlevées... Ce n'est pas
Alexandre qui conduit.
— Je vais sauter...
— Armande, tu es folle!... nous faisons du
quarante ; tu sauterais à la mort !
Si elles n'avaient été ensemble, chacune
188 SANGUINES.
d'elles eût pourtant sauté ; mais par un senti-
ment analogue à celui que nous éprouvons au
bord d'un gouffre lorsque le péril de nos com-
pagnons nous donne plus de vertige que notre
danger, Armande et Madeleine pensèrent en
même temps: « Moi, ie pourrais sauter, mais
elle se tuerait. »
Leurs mains qui tremblaient se cherchèrent,
se prirent et se maintinrent serrées sur le cuir
des coussins.
La vitesse du coupé restait excessive. Au
passage d'un petit caniveau, un choc brusque
plaqua les ressorts, souleva deux roues qui
tourbillonnèrent à vide, et tout fléchit,
rebondit^ frissonna pendant une courte mi-
nute; puis la course reprit, unie et rapide,
comme une rivière qui file par delà le bri-
sant.
Immobiles au fond de la voiture, les deux
sœurs, froides d'épouvante, s'étaient tues. Made-
leine, en femme qui a tout connu de la vie et
des hommes, songeait :
L'AVENTURE DE MADAME ESQUOLLIER. 18^
*— Si ce n'était que celai S'ils ne nous
tuaient point!
Armande ne s'attachait même pas au pis
aller de cette espérance. Elle n'était pas assez
ingénue pour ignorer rien de ce qui l'attendait,
et la pauvre petite devenait folle d'horreur.
Hélas ! elle s'était fait de son premier amour
futur une idée si lyrique et si précise à la fois!
elle avait rêvé tant de nuits à ce qu'elle enten-
dait qu'il fût pour rester digne de sa petite âme
orgueilleuse et sentimentale! tant de nuits elle
s'était juré de ménager au moins celui-là,
quitte à faire mépris des autres! déjà elle l'en-
trevoyait dans la brume blanche d'un songe
heureux à la veille de ses fiançailles, et tout
allait sombrer au fond de cette aventure...
— Ah! cria-t-elle tout à coup, Madeleine!!
j'aime mieux sauter. . . c'est une meilleure fin. . .
Mais au môme instant l'automobile s'arrêta
presque, tourna, franchit un porche, parcou-
rut une grande cour déserte et stoppa devant
un perron.
CO SANGUINES.
Madeleine murmura :
— Il est trop tard, ma petite.
Un homme d'une quarantaine d'années,
«chauve, élégant et obséquieux venait d'ouvrir
la portière, et saluait.
Armande poussa un cri :
— Monsieur, tuez-moi ! tuez-moi ! — et naï-
vement elle ajouta : — Mais ne m'approchez
point!
— Mademoiselle, fit l'inconnu, je ne vous
approcherai en aucune façon, mais veuillez me
suivre, le temps presse. Il est inutile de
crier : la maison est seule au milieu des bois.
Madeleine descendit la première. Armande
suivit, mais si défaillante qu'elle manqua le
marchepied. On la soutint. Un léger clair de
lune qui venait d'apparaître argenta les sorties
de bal, les deux profils livides, les cheveux très
•coiffés. Elles entrèrent, par le perron.
Toute la maison était éclairée. L'inconnu,
précédant ses vie limes, traversa un vestibule
L'AVENTURE DE MADAME ESQL'OLLIER. 19f
dallé, deux salons et une petite pièce. Il che-
mina dans un corridor qui paraissait faire tout
le tour du château et qui déroutait les orienta-
tions. Enfin il ouvrit une dernière porte, fit
passer devant lui les deux jeunes femmes et les
enferma sans les accompagner.
Dans la pièce où elles pénétrèrent, une vieille
personne était debout, qui salua, elle aussi,,
tout de noir vêtue.
— Madame... Mademoiselle...
Puis, sans autre préambule, sa voix sèche
articula :
— Veuillez me permettre de vous désha-
biller.
— De nous... de nous... bégaya Madeleine,
Elle n'acheva pas. La vieille dame avait déjà
décroché la boucle du manteau, retiré les
épingles de la ceinture et fait glisser la jupe
autour du premier jupon. Avec la même dexté-
rité ses doigts minces firent sauter les agrafes
du corsage et les épaulettes filèrent le long des
faibles bras poudrés.
iO'l SAIVGUINES
— Vous aussi, mademoiselle, reprit la même
voix sèche.
Déjà pâle, Armande blêmit. Elle jeta un re-
gard désespéré vers sa sœur qui venait de se
jeter sur un canapé, secouée des pieds à la tête
par une convulsion nerveuse. Sans défense,
ni force, ni courage elle s'abandonna comme
une morte aux mains qui la dépouillaient. La
vieille dame prit les deux robes sur son bras
gauche, sortit vivement et, par derrière, referma
la porte à clef.
La jeune fille était restée debout. Elle tomba
sur les genoux devant un fauteuil, sanglo-
tante, et se mit à prier. Elle priait presque à
voix haute en pleurant dans ses mains jointes,
avec une ferveur épouvantée, balbutiante et
lamentable. Elle invoqua les trois saints qui
l'avaient toujours protégée, promit à l'un des
cierges, à l'autre des aumônes, au troisième
un vase d'autel acheté chez un bon orfèvre.
Elle jura de faire une neuvaine, d'observer le
L'AVENTURE DE MADAME ESQUOLLIER. 193
jeûne pendant le carême sans réclamer aucune
dispense, et fit vœu, si elle se mariait, de ne
pas tromper son mari pendant toute la pre-
mière année, jusqu'au trois cent soixante-cin-
quième jour, quelles que fussent les circon-
stances...
Le temps passait. La pendule de la chambre
sonna quatre heures du matin.
Tordue sur son canapé, Madeleine agitait ses
bras raidis et donnait des coups de poings au
dossier du meuble.
— J'en ai assez!! j'en ai assez!! cria-t-elle.
C'est horrible, cette attente! je serai morte de
peur quand ils arriveront!... On ne torture pas
ainsi deux malheureuses femmes!... mais
qu'est-ce que ces monstres veulent donc faire
de nous?... Pourquoi ne viennent-ils pas I pour-
quoi ne viennent-ils pas !..
Et puis un accès de tendresse les jeta dans
ics bras l'anede l'autre.
n
19i SANGUINES.
— Ma chérie ! mon Armande ! ma petite Ar-
mande! ma petite sœur aimée!... ne crains
rien, mon amour, je te défendrai, va!... Moi,
cela n'a pas d'importance... mais, toi, je ne veux
pas qu'ils te touchent, et ils ne te toucheront
pas... je te couvrirai de mon corps...
Un pas sonna dans le couloir sourd.
— Seigneur ! mon Dieu ! Les voici !
]![
La clef entra dans la serrure avec un bruil
si déchirant qu'Armande poussa un cri d'an-
goisse comme si cela se passait déjà dans sa
petite virginité.
La porte ouverte, cependant, on ne vit dans
l'entrebâillement que la vieille dame portant
sur le bras les deux robes.
Les jeunes femmes s'étaient reculées jusqu'à
l'extrémité de la pièce.
— Madame... Mademoiselle... dit la voix
sèche... veuillez me permettre de vous rha-
biller.
— Hein? fit Madeleine... mais je... mais
alors...
49G SANGUINES.
La septuagénaire ne s'arrêta point à des
stupéfactions qui vraisemblablement ne l'éton-
naient pas elle-même. Merveilleusement ex-
perte à fermer les agrafes, comme elle s'était
montrée apte à les défaire, elle remit les deux
robes oii elle les avait prises, évasa le décolle-
tage, aéra les dentelles, allongea les plis des
jupes et sortit avec un salut.
A sa place, l'inconnu rentra.
Il était en habit, le front découvert et les
mains gantées... peut-être un peu plus sem-
blable à un maître d'hôtel qu'à un homme du
monde ; mais la différence est parfois si faible !
disons qu'il avait l'aspect d'un conférencier
mondain.
— Mesdames, dit-il posément, j'avais d'abord
eu dessein de vous faire reconduire chez vous
avec mes excuses laconiques, sans donner
d'autre explication aux mystères de votre en-
lèvement. Mais la curiosité féminine est un
élément avec lequel nul ne saurait trop comp-
L'AVENTURE DE MADAME ESQUOLLIER. 107
ter. Si je ne vous dis point mon secret, vous
chercherez à l'apprendre, et en vous perdant
vous me perdrez moi-même. J'ai donc intérêt à
vous le dire pour que vous vous en teniez là.
Il ferma les yeux, les rouvrit, et continua
en souriant :
— Vous avez cette nuit, sur vous, les deux
plus jolies robes de Paris...
— Hélas! fit Madeleine les mains sur le
front, c'était donc pour cela!
— L'unede mes clientes, une jeune étrangère^
a vu ces deux robes lundi à l'Opéra. Elle a
voulu les mêmes à n'importe quel prix. J'aurais
pu, cela va sans dire, copier leur forme exté-
rieure et ce qui fait leur élégance propre, sans
le secours d'aucun stratagème, car le coup
d'oeil d'un couturier photographie un corsage
avec la sûreté d'un objectif; mais vos robes
sont couvertes par deux dessins de broderie
dont la fantaisie est absolument déconcertante,
môme pour un ornemaniste. On ne pouvait
17.
198 SANGUINES.
imiter cela qu'à la condition de tenir la jupe
et le corsage étalés, sans plis, sur une table de
coupeur. Il fallait donc, Mesdames, que je me
les procurasse.
Il prit une chaise par le dossier, la pencha
vers lui et reprit :
— Le plus simple était de les demander à
votre femme de chambre, en la payant conve-
nablement. J'y ai certes pensé; mais, par
malheur pour moi, cette fille est stupide. En
cas de découverte, de plainte et de procès (il
faut tout prévoir), elle n'eût jamais résisté à
cinq minutes d'interrogatoire devant un juge
d'instruction. Servi par elle, j'étais pris avec
elle, et c'était une triste fin pour un artiste
de mon rang. J'ai mieux aimé jouer le tout
pour le tout et faire enlever les robes avec ce
qu'elles contenaient. Gela, du moins, était
digne de moi.
Les deux sœurs, hébétées devantcette audace,
se regardèrent sans dire un mot.
— J'ai donc acheté votre chauffeur et je l'ai
i
L'AVENTURE DE MADAME ESQCOLLIER. 190
remplacé par le mien. L'échange s'est fait dans
rencombrement de la rue Auber pendant un
arrêt prévu qui se produit toujours aux sorties
du théâtre. Le même dévoué serviteur (c'est
du mien que je parle ici) va vous reconduire à
votre hôtel. Deux dames peuvent très bien
revenir du bal à six heures du matin sans
étonner personne. Vous ne serez donc pas com-
promises. D'autre part, votre intérêt le plus
élémentaire est de garder un silence absolu sur
cette histoire; car je n'ai pas besoin de vous
dire que, si vous la racontiez, vos amis la répé-
teraient... avec un certain sourire.
Madeleine ne parut pas entendre l'insulte.
Elle était toute à sa joie d'échapper à l'affreux
cauchemar et se sentait anéantie devant l'assu-
rance de cet homme.
Elle se pencha vers Armande :
— C'est une grâce de Dieu que mon mari
ne soit pas là! Quelle chance que ce d^^partpour
la chasse!
200 SANGUINES.
— Pour la chasse? dit le couturier. Je crois
que mes renseignements sont meilleurs. Il était
indispensable que monsieur votre époux fût
absent pendant la nuit de nos projets. Une
personne fort à la mode s'est éprise de passion
pour lui...
— Vous dites!
Il conclut en s'inclinant :
— C'est ce qui nous coûte le plus cher.
IV
Le lendemain matin, M°° EsquoIIier
garda le silence, en effet, sur son aventure, car
elle dormit jusqu'à deux heures, épuisée de
fatigue et d'émotions. Mais sa meilleure amie,
M"'^ de Lalette, ayant alors forcé sa porte,
Madeleine éprouva le besoin irrésistible de
s'épancher dans sa tendresse, et elle lui révéla
le dramatique événement.
Lorsqu'elle eut tout dit, jusqu'au dernier
mot, elle prit son amie par les deux mains, lui
fit jurer de n'en parler à personne, expliqua
longuement qu'elle ne pouvait pas saisir la
justice parce que l'instruction de l'affaire la
couvrirait de ridicule assurément, et peut-être
Î02 SANGUINES.
de scandale; que si elle ne poursuivait pas, il
valait mieux dissimuler tout à fait et n'instruire
ame qui vive de ce qui s'était passé, car le
monde comprendrait encore moins pourquoi
elle se tenait tranquille si l'anecdote devenait
publique. Bref, elle comptait absolument sur
la discrétion de sa chère Yvonne... M"'^ de
Lalette promit.
Malheureusement l'histoire était trop belle.
Les femmes ne gardent bien que les petites
confidences, pour mériter un jour par là de
recevoir les grands aveux, et de les répandre.
Le soir même, M"'^ de Lalette se trouva dans
un salon oii elle comptait douze amies, aussi
discrètes qu'elle-même (et c'était beaucoup
dire). Sous le sceau du secret de la tombe,
elle raconta le fantastique enlèvement.
Le récit fut conduit avec beaucoup d'art.
Pas un instant elle ne laissa voir que l'aven-
ture se terminait par un dénouement de comé-
die. L'effet du début fut saisissant. Des dames
L'AVENTURE DE MADAME ESQUOLLIER. 203
criaient : « C'est horrible ! » Toutes se voyaient
emportées dans l'automobile fantôme par le
chauffeur mystérieux. L'impression fut si vio-
lente qu'elle persista jusqu'à la fin : un concert
d'indignation accueillit le dernier discours, ce-
lui de l'infâme couturier.
— Vraiment, dit une dame, il ne faut plus
s'étonner de rien !
— Un enlèvement à l'Opéra !
— Paris devient inhabitable !
— Nous vivons chez les Apaches !
Une vieille fille ne manqua pas d'observer
que l'heureuse conclusion de la scène était due
à un miracle; car si la petite Armande n'avait
pas fait de vœu, les choses eussent tourné tout
autrement pour elle.
Une autre protesta qu'elle n'oserait plus sor-
tir sans un cavalier, après le coucher du soleil,
et qu'elle aurait toujours un stylet dans le
corsage, un stylet empoisonné, avec le mot
Muer te gravé sur le plat, puisque le mélodrame
devenait la vie réelle.
SANGUINES.
M™^ de Lalette, seule, ne disait rien, n'ajou-
tait pas un commentaire à soq récit terminé.
— Et vous, Yvonne, qu'en pensez- vous?
demanda une petite voix.
Elle fit une moue indifférente.
— Moi? oii! je pense... je pense...
— Eh bien?
— Je pense que c'est se donner beaucoup de
mal pour expliquer un retour à sept heures du
matin.
Alors une explosion de joie et de gaîté trans-
porta les douze amies, et au milieu des cris,
des rires, des caquets, des applaudissements,
on entendit la petite voix perçante qui gazouil-
lait avec délices :
— Ah! chérie!... Peste que vous êtes!
UNE ASCENSION AU VENUSBERG
18
UNE ASCENSION AU VENUSBERG
Au mois d'août 1891, comme je venais d'en-
tendre à Bayreuth Taiinhàiiser, Tristan q\, pour
la neuvième fois, Parsifal, je vécus une quin-
zaine de jours dans le verdoyant Marientlial,
près de la vieille cité d'Eisenach.
La chambre que j'occupais s'ouvrait au cou-
chant sur la haute Wartburg et à Fest sur le
mont Hœrsel que les prêtres et les poètes
nommèrent jadis le Venusberg. L'Etoile de
Wolfram, elle-même, apparaissait au ciel léger
de ce pays wagnérien.
J'étais alors si enclin au péché qu'après
m'être accoudé une fois à la fenêtre occiden-
208 SANGUINES.
taie, devant les tours de Luther, l'idée ne me
vint plus d'y retourner, môme en songe. Le
Yenusberg m'attirait à lui.
Seul, de toutes les montagnes voisines qui,
vêtues de sapins noirs ou de prairies mouillées^
dessinaient une robe sur la terre, le Venus-
berg était nu, et tout à fait semblable au seio
gonflé d'une femme. Parfois les crépuscules
rouges faisaient nager sur lui les pourpres de
la chair. Il palpitait; vraiment il semblait vivre
à certaines heures du soir, et alors on eût dit
que la Thuringe, comme une divinité couchée
dans une tunique verte et noire, laissait monter
le sang de ses désirs jusqu'au sommet de sa
poitrine nue.
Pendant de longues soiréesje regardai, chaque
jour, cette transfiguration de la colline de
Vénus. Je la regardais de loin. Je ne m'appro-
chais pas. Il me plaisait de ne pas croire à son
existence naturelle, car le plaisir est exquis de
simplifier les réalitésjusqu'au pur aspcctde leur
symbole et de rester à la distance oii l'œil n'est
UNE ASCLINSION AU VEM SDEllG. 200
pas forcé de voir les choses telles qu'elles sont.
J'avais peur qu'une fois pour toujours l'illusion
s'évanouît et ne reparût plus le jour où j'aurais
touché du pied le sol véritable de la montagne.
Cependant, un maiin, je me mis en route...
Je suivis d'abord le chemin de Gotha, coupé
de ponts et de ruisseaux verts; puis un sentier
dans les champs. Je n'avais pas levé les yeux du
niveau des prairies quand, trois heures plustard,
j'arrivai au terme. Alors je regardai en avant.
Vu de près, le mont Hœrsel était roussâtre
et pelé, sans terres, sans herbes, sans eaux;
brûlé par un feu intérieur comme si la malé-
diction légendaire continuait d'arrêter à sa
base toutes les verdures nouvelles qui don-
naient la vie aux autres montagnes. Le sentier
où je m'engageai était fait de cailloux et de
lichens morts, parfois presque indistinct dans
un désert de pierre, parfois nettement conduit
entre de hautes roches rouillées. 11 s'élevait
jusqu'au sommet où une petite maison grise
18.
210 Sx\NGLINES.
avait été construite, qui opposait des murailles
épaisses aux libres violences du vent.
J'entrai là, et j'appris qu'on y pouvait dé-
jeuner. Déjeuner sur le Venusberg! C'était le
coup de grâce. Je le reçus, à ma honte, assez
volontiers, car, malgré mon désenchantement,
j'avais faim.
Les deux filles de l'aubergiste absent me
servirent sur une petite table un Wiener
Schnitzl qui était peut-être plus saxon que
viennois, et un Niersteiner un peu aigre. J'étais
en pleine réalité. La salle propre et claire, les
rideaux blancs aux fenêtres, le carrelage fraî-
chement lavé, une lumineuse chambre à cou-
cher qu'on apercevait par une porte ouverte,
tout acheva de me persuader que je ne man-
geais pas chez des sorcières, comme un instant,
hélas! je l'avais espéré. Ces deux jeunes filles
étaient des esprits sans détour, qui ne voulaient
prendre aucune part à la damnation du pays.
Il est vrai qu'à la fin du repas l'aînée se
retira discrètement, et qu'aussitôt la seconde
TNE ASCENSION AU VENUSBERG. 211
enfant eut un sourire d'invitation qui prouvait
son bon naturel; mais, dans les auberges alle-
mandes, les servantes ne voient guère de li-
mites précises aux bontés que l'on doit avoir
pour un jeune voyageur qui passe, et ordinai-
rement cela n'indique pas qu'elles aient pactisé
dans l'ombre avec une déesse maudite.
Nous causâmes. Elle était assez obligeante
pour comprendre mon allemand, bien que je le
parlasse à peu près comme un nègre du Kame-
run. Je lui demandai un certain nombre de
renseignements topographiques sur ce que
j'ignorais du pays. Elle me les donna de fort
bonne grâce.
— N'oubliez pas, dit-elle, de visiter la grotte.
— Quelle grotte?
— La Venushœhle.
— 11 y a une grotte de Vénus?
— Mais oui! on l'appelle comme cela, je ne
sais pas pourquoi, mais c'est la Venushœhle;
il ne faut pas que vous redescendiez de la
montagne sans avoir visité la Venushœhle.
212 SANGUINES.
Inquiet, et même presque jaloux, je voulus
apprendre si beaucoup d'étrangers étaient
venus la voir, cette grotte dont le nom seul
m'avait secoué d'un frisson...
La jeune fille répondit tristement :
— Personne! Voyez-vous, la montagne n'est
pas assez haute pour tenter les ascensionnistes,
et elle Test trop pour les promeneurs. Nous ne
voyons jamais d'étrangers. A peine, de loin en
loin, un chasseur d'Eisenach vient déjeuner ici,
ou y passer la nuit; mais vous êtes le premier
Français que j'aie vu depuis ma naissance...
— Où est le chemin de la grotte?
— Prenez le sentier à gauche. Vous y serez
dans cinq minutes. Peut-être trouverez- vous à
l'entrée un homme assis sur une pierre. Ne
faites pas attention à ce qu'il vous dira : c'est
un fou.
*
Gomment, il y avait une grotte de Vénus
dans les flancs du Hœrselberg! mais alors le
UNE ASCENSION AU VENUSBERG. 2i3
pays de Tannhiiuser avait tout conservé de sa
terrible légende!
... La grotte de la Déesse était là, en effet.
Et l'homme y était aussi.
Petite, elliptique en hauteur, couronnée de
ronces brunes et fines, elle apparaissait comme
le symbole nécessaire de la montagne, comme
une autre justification du vieux conte germa-
nique, plus frappante encore que l'aspect char-
nel du Venusberg à l'horizon... L'intérieur, où
je plongeais du regard, était obscur, étroit et
bas. Des flaques d'eau, des baies ténébreuses,
se partageaient le sol indistinct. Il devait être
difficile d'y pénétrer sans être souillé par la
fange, mais je ne sais quel charme incompré-
Jiensible m'attirait dans cette nuit humide...
— Où allez-vous? dit l'homme brusquement.
— Au fond de la grotte...
— Au fond de la grotte? mais il n'y a pas
de fond, Monsieur. G'estrOaverturede la Terre.
214 SANGUINES.
— Bien,fis-jeavecpatience. Jen'iraipasloin...
je sortirai bientôt.
Ses longues joues creuses s'empourprèrent.
Il frappa sa canne du poing.
— Ah! vous sortirez bientôt! Ha! Ha! vous
croyez qu'on peut entrer là et en sortir à vo-
lonté ! Vous prenez peut-être cette grotte pour
un but d'ascension ou pour une curiosité géo-
logique? Êtes-vous envoyé par une Agence
Cook ou par un Musée d'histoire naturelle?
Venez-vous écrire votre nom sur la roche, ou
ramasser des pierres pour votre collection?...
Vous pensez que vous allez découvrir ici des
lacs souterrains, des poissons aveugles, des
stalactites architecturales et des voûtes rocheu-
ses couvertes de cristaux ! Vous allez étudier la
spéléologie de la Venushœhle ! Ha ! Ha ! c'est
admirable ! Mais vous êtes donc un fou comme
les autres! Vous ne comprenez donc pas! Vous
ne savez donc pas... que Vénus est là toute en
chair et ses millions de nymphes alentour,
plus vivantes que vous, puisque immortelles!
UNE ASCENSION AU VENUSBEUG. 215
— Monsieur, fis-je, je crois ce que vous me
dites ; mais vous me connaissez bien mal si
vous imaginez que la présence de Vénus puisse
me retenir d'entrer ici.
— L'Enfer! cria-t-il.
— Il ne me déplaît pas de le mériter au prix
des faveurs qu'elle décerne.
Le fou esquissa un geste qui signifiait évi-
demment : Vous ne m.e comprenez pas du tout.
Puis il se prit le front dans les mains et con-
tinua de parler.
— Hœrselberg! Hœllenberg plutôt M ils
arriveront jusqu'à toi sans avoir pressenti ton
horreur éternelle, toi qui attends les purs, toi
qui punis les chastes, toi qui consumeras dans
l'éternité les mauvais avares de la chair, ô
Brasier! Us auront vécu leur vie solitaire
rebelles à 1^ grande loi divine, et ils ne connaî-
tront ton atroce brûlure que le jour où, à la
force de TEpée, le Messager des Ames les
1. lîœlienherg : Montagne d'enfer.
2i6 SANGUINES.
plongera dans le gouffre. Ils ont des yeux et ils
ne voient point, ils ont des oreilles et ils n'en-
tendent point, ils on-t des bouches et ils ne...
Mon Dieu! ce sont des fous! des fous ! des fous!
Tout à coup, se tournant vers moi, il hurla :
— Gomment pouvez-vous rêver que le Venus-
berg- puisse devenir un motif de damnation,
puisque le Venusberg est l'Enfer lui-même!
Je fis un mouvement.
— Hélas! gémit-il. Hélas! mon Dieu! (et ses
mains descendaient de ses yeux sur sa barbe).
Hélas? serai-je le seul vivant à connaître la
Vérité, la Vérité, la Vérité.. Ce sera donc en
vain que tous les Patriarches auront placé
Vénus en regard de Dieu comme son antithèse
effrayante, et personne n'aura su qu'elle était
Satan? Ce sera donc en vain que la tradition
antique aura dépeint les Satyres avec ces cornes,
cette queue noire, ces jambes de bouc, ces
pieds fourchus : personne n'aura deviné qu'ils
étaient les Démons. Et quant aux fiainmes
UNE ASCENSION AU VENUSBERG. 217
éternelles, personne au monde n'aura compris
qu'elles sont les milliards de femmes nues qui
dansent là...
Il frappa la terre.
— ... là! sous nos pieds!
Il tremblait jusqu'à la nuque.
— Depuis que l'homme pense, depuis que
l'homme écrit et enseigne, il dit, il répète, il
crie qu'il n'est pire torture que d'aimer. Gom-
ment n'a-t-il pas pressenti que dans le monde
de l'éternelle torture, cette torture-là seule lui
serait infligée! Et quelle autre imaginerait-il
qui fût plus épouvantable!
Il prit alors une posture de voyant et sa main
s'agita au milieu de son regard :
— Oui, dit-il, c'est là... c'est là... Du jour
où nous ne serons plus que des cadavres pour-
rissants et desâmes affolées d'effroi, c'est là que
nous irons en foule, nous, nous tous, nous tous
les pécheurs, brûler de l'horrible feu qui est la
19
218 SANGUINES.
Convoitise. A chaque joiir et à chaque heure
nous désirerons, jusqu'à la souffrance, des
femmes plus belles que les femmes, et à l'ins-
tant de la possession nous les verrons, comme
sur terre, s'évanouir en vaines fumées. Mais
ce qui est ici un spasme, une transe, un cri,
un sanglot, — ce qui suffit à préparer la malé-
diction d'une vie humaine par l'enfantement
du souvenir futur, — sera là-bas le perpétuel
frisson, l'angoisse ininterrompue, le supplice
des auEces, et des siècles des siècles... Ah!
Dieu !... Tel est le destin qui m'attend.
Ses yeux se fixèrent sur une pierre du sol.
Hochant la tête il reprit, d'une voix affreuse-
ment altérée :
— J'ai mal vécu. Monsieur; voici com-
ment.
« Je suis né de parents protestants, dans la
montagne de la Wartburg, là même où Luther,
voici plus de trois siècles, édifia sa mau-
vaise doctrine. Majeunesse fut pieuse, ma vie
UNE ASCENSION AU VENUSBERG. 219
austère et noble. Pourtant dès ma quatorzième
année je ne pouvais regarder une femme sans
être assailli de désirs terribles. Je les matai.
C'étaient des luttes a troces qui me laissaient,
au matin, le front trempé de sueur et les mâ-
choires tremblantes. Je croyais rester pur en
vivant sans amour, insensé que j'étais, aveugle
sur moi-même! Pour rester pur je me serais
tué de ma main avant d'accomplir le péché.
Jamais ceux qui n'ont pas connu ces combats
nocturnes entre un devoir religieux et la vo-
lonté forcenée du corps, jamais ceux-là n'ont
connu la douleur! — Et je luttais ainsi pour
une ombre, et je sais maintenant que je luttais
contre Dieu! — Plus tard je me suis marié.
Monsieur, mais marié envers le monde. Cette
femme et moi nous nous étions juré de ne lais-
ser s'unir que nos âmes, afin de les conserver,
pensions-nous, supérieures. C'est de la sorte
que peu à peu je me suis damné par ma faute
en mentant chaque jour à la loi de la vie; et
désormais il n'est plus temps pour moi de sui-
220 SANGUINES.
vre le droit chemin de ma jeunesse perdue. Je
suis vierge. Ah! malheur aux vierges! car
l'amour qu'ils ont repoussé pendant leur exis-
tence brève les suppliciera justement dans
l'infini des peines futures !
*
Il me saisit le bras :
— Ecoutez!... le soleil descend... Voici
l'heure... Tous les soirs je viens ici et douce-
ment la Déesse chante... Elle m'appelle de
loin... elle m'attire... Je viens comme au jour
de ma mort, comme au jour de ma chute dans
la Venushœhle... Ah! ne dites pas un mot.
Elle va nous parler.
Je ne sais si le calme de ces dernières paroles,
ou l'expression de cet homme, ou le serrement
de sa main me persuadèrent qu'il disait vrai,
— mais un frisson brusque m'enveloppa et je
prêtai l'oreille.
C'était une sensation que je ne connaissais
UNE ASCENSION AU VENUSBERG. 221
point. J'attendais, non pas au hasard, mais
avec une absolue exactitude de prévision,
l'événement prédit par le fou.
Je ne puis mieux comparer l'état d'esprit oii
je me trouvais qu'à celui d'un passant, qui,
ayant vu l'éclair et connaissant la distance de
Torage, attend le tonnerre céleste à une seconde
déterminée.
Le temps qui me séparait du prodige dimi-
nua d'abord d'un quart, puis de moitié, puis
des trois quarts et à l'instant précis où j'en
voyais la fin, une bouffée de parfums traîna
jusqu'à nous l'écho languissant d'une... Voix...
Octobre 1896.
19.
LA PERSIENNE
LA PERSIENNE
Voici mon secret, me dit-elle enfin.
Puisque ceci vous inquiète, cher ami, je vous
dirai ce soir pourquoi je n'ai jamais voulu me
marier.
Votre question est plus affectueuse que le
silence des autres, où je lis quelquefois tant
de réticences blessantes. On n'ignore pas, en
eflet, la fortune de toute ma famille, et lors-
qu'une jeune fille riche ne se marie point, c'est
toujours la faute de son orgueil, ou de son
ambition, ou de sa laideur, ou de ses mœurs:
suppositions entre lesquelles le monde a le
choix libre pour juger ma vie, s'il ne les adopte
226 SANGUINES.
à la fois, charitablement, toutes les quatre.
Croyez-le, je n'ai pas refusé mes prétendants
pour eux-mêmes. C'est le mari, c'est l'homme,
l'amant légal ou non, c'est lui dont je me suis
écartée avec une espèce de terreur qui com-
mence à peine à s'éteindre maintenant que la
quarantaine me couvre d'une sauvegarde... Ne
devinez pas encore : mon histoire n'est pas celle
d'un amour malheureux; non, non, je n'ai
jamais aimé; j'ai été vieille trop tôt, un soir,
à dix-sept ans...
Ecoutez-moi. Ce ne sera pas long.
Au fait... peut-être ne comprendrez-vous
guère pourquoi un événement si banal, si
connu, a dépouillé ma vie de toutes ses joies
futures. Il s'agit d'un fait-divers : vous en lisez
de semblables à la troisième page de tous les
journaux, et je ne suis même pas l'un des per-
sonnages du récit que je vais vous conter. Si
mon existence solitaire en a frissonné si long-
temps, cela tient à ce que j'ai vu cette chose,
vu de mes yeux, à un pas de ma personne.
LA PERSIENNE.
Vous qui l'entendrez comme une anecdote, vous
ne sentirez rien de ce que j'ai senti.
M"^ N... posa le front sur sa main et com-
mença ainsi, le regard fixe à terre, sans jamais
lever les yeux vers moi :
— Il y a vingt- cinq ans, ma mère et moi
nous habitions un vieil hôtel particulier à
l'ombre de Saint-Sulpice. Hôtel simple : ni
cour, ni communs; toutes les fenêtres sur la
rue, mais la rue calme comme une allée de forêt.
Une nuit, en pleine été, il faisait, dans ma
chambre, une chaleur étouflante et je ne dor-
mais pas. Ouvrir m.a fenêtre, je n'osais, de
peur de réveiller ma mère. Après une heure
d'insomnie, je me levai, chaussai des mules,
et descendis en chemise le grand escalier, jus-
qu'au salon du rez-de-chaussée.
Ici... comprenez bien la disposition du salon
L'hôtel avait eu autrefois un jardin, comme
22S SANGUINES.
lui longeant la rue. Ce terrain vendu à des
constructeurs, la Ville en avait exproprié une
partie pour l'alignement. Une fenêtre du salon
s'ouvrait donc sur un coin sombre, en retrait,
mystérieux et noir, oii les rayons du gaz ne
pénétraient pas.
En entrant dans la pièce, je vis qu'on n'avait
pas fermé cette fenêtre-là. Les persiennes
seules étaient closes. Epuisée de chaleur et
presque suffocante, je montai sur l'appui, je
me retins du bout des doigts aux lattes obli-
ques de la persienne et je respirai, des pieds à
la tête, la délicieuse fraîcheur nocturne.
C'est le dernier instant de plaisir sans mé-
lange que j'aie eu dans mon passé.
Je n'étais pas là depuis une minute lorsque,
de l'autre côté, un couple survint.
L'homme entraînait la jeune fille dans ce
coin d'ombre et de secret. Lui, c'était un faux
ouvrier, un de ceux qui travaillent trois se-
maines et qui chôment six mois parce que leur
LA PERSIENNE. 229
beauté leur permet de Qiépriser le travail hon-
nête. Elle, je la reconnus tout de suite. C'était
une fille de quinze ans à qui ma mère avait
fait beaucoup de bien et qui venait d'un patro-
nage où, plus d'une fois, j'étais entrée. Elle
portait une jupe noire trop courte, une cami-
sole grise et pas de corset (d'ailleurs elle en
avait à peine besoin). La petite natte de ses
cheveux était relevée par une épingle au som-
met de sa tête blonde.
Son compagnon, qui la tenait par les deux
épaules, lui dit avec hâte.
— Et ici? Veux-tu?
Elle répondit paiement :
— Laissez-moi,... laissez-moi...
Autondesavoix,onsentaitqu'elle avait répété
cette phrase deux cents fois depuis le restaurant.
L'homme reprit.
— Voyons, ma gosse, tu m'as dit qu'oui;
c'est oui. T'as pas deux idées comme ça. Ce qui
est dit est dit, pas vrai?... On est bien ici,
pourquoi qu'tu veux pas ?
20
230 SANGUINES.
— Non... pas là... pas là...
— Alors, où qu'lu veux? T'as pas le rond,
moi non plus ; je peux pas te payer une cham-
bre. Si tu viens jusqu'aux fortifs, marche, on
en a pour une heure.
Elle fit signe que non. L'homme devint ner-
veux.
— Titine, cause-moi en face. Me gobes-tu,
oui ou non?... Parce que si c'est non, tu sais,
j'en ai d'autres...
La pauvre petite éclata en sanglots. Elle
pleurait si fort contre la persienne où j'étais
appuyée que je sentais tous les sursauts de ce
pauvre jeune cœur bouleversé.
— Oui, je vous aime bien, disait-elle. Mais
pas pour ça, pas pour ça... Je ne sais pas com-
ment dire, mais ce n'est pas ça, l'amour... Je
vous aime... parce que vous êtes doux, parce
que vous parlez autrement que les autres,
parce que je suis toute contente quand je vous
vois arriver. Je vous aime pour vous embras-
ser, oh ! ça, tant que vous voudrez, tous les
LA PERSIENNE. 231
soirs, tout le temps ! Mais, depuis que vous me
parlez de ces clioses-là, non, vous savez, je
neveux pas... surtout avec vous... il me semble
que ça serait mal.
L'homme haussa les épaules et se mit à
jurer.
— Ah! sacrée maboule de gonzesse...
Beaucoup d'autres choses que je ne peux
pas dire.
Puis, tirant de sou gilet un couteau... un
couteau... mais un couteau de boucher...
quelque chose comme une épéc, il planta cela
dans la persienne, à la hauteur de ma poitrine
et dit d'une voix violente et basse :
— Maintenant, c'est à nous deux. Si tu res-
sautes je te pique.
La jeune fille se raidit. Il y eut une scène
atroce...
La rue était absolument déserte et le
silence tellement pur, que seul, le silence des
champs est aussi calme. On n'entendait môme
■2:]2 SANGUINES.
pas la rumeur de la ville. Quelle heure était-il?
Peut-être deux heures du matin. Tout dormait
dans le quartier, hors ce couple, et moi, —
spectatrice atterrée.
Si près de moi que j'aurais pu la toucher en
étendant seulement les doigts, la jeune fille
résistait avec une énergie qui lui donnait
presque de la vigueur.
Elle s'était courbée en deux, la tête basse,
les genoux serrés. Elle soufflait comme une
bête haletante. Dès qu'on lui maîtrisait les
bras, elle fermait ses jambes d'enfant, et dès
qu'on lui touchait les jupes, elle luttait avec
les mains... Cela dura très longtemps, plus
que vous ne pouvez croire; mais, comme dans
la chanson grecque oii, à la fin, Charon terrasse
le berger, — à la fin, elle fut vaincue.
Alors, elle battit l'air de ses bras, s'accrocha
à quelque chose qui était planté dans la per-
sienne... Elle ne savait pas quoi, la pauvre en-
fant ; elle ne savait plus que c'était un couteau,
et, avec sa main armée par hasard, elle re-
LA PERSIENNE. 233
poussa une fois encore celui qui la blessait
horriblement, au corps et à l'âme, pour
jamais.
Hélas! la chair humaine, ce n'est rien, c'est
une boue molle et fine qui cède au premier
coup... Le couteau entra dans la gorge et brilla
de l'autre côté
Un jet de sang...
(Ici, le long du cou, il y a deux artères
énormes, d'oii le sang jaillit comme d'un
cœur...)
Un jet de sang chaud fusa par la persienne
fendue et vint m'arroser la ceinture.
L'homme, étouffé par la lame, les yeux exor-
bités, ouvrait une bouche effrayante d'cii ne sor-
tait pas un soupir ; mais, lorsqu'il tomba sur
la face, ce fut elle, la meurtrière, qui, reculant
et sautelant comme un petit oiseau noir, poussa,
dans le silence de la rue, trois cris... trois cris
d'horreur...
Ah ! ces hurlements à la mort ! je n'ai jamais
rien entendu de plus épouvantable.
20.
234 SANGUINES.
Ce qui se passa ensuite... peu vous importe,
n'est-ce pas ? Ma mère, éveillée en sursaut,
craignant pour moi, me cherchant, trouvant
mon lit vide, appelant mon nom dans tout
l'hôtel et me découvrant, enfin, debout sur
cette fenêtre, toute grasse et rouge d'un sang
qu'elle crut d'abord le mien... ce n'est pas
pour cette partie du drame que je vous ai fait
un tel récit.
Le reste suffit au fond de mon souvenir.
J'avais dix-sept ans. En une demi-heure, moi
qui ne savais rien des réalités, j'avais tout
appris d'elles, tous les secrets de la vie, de
l'amour et de la mort; et ce que les romans
appellent le désir! et ce que c'est qu'un homme
amoureux! et ce que c'est aussi qu'un homme
mort.
Si le monde ignore pourquoi j'ai voulu vivre
seule, vous, du moins, cher ami, désormais
vous le saurez,
L'IN-PLÀNO
CONTE DE PAQUES
L'IN-PLANO
CONTE DE PAQUES
Quand la grande porte se fut refermée avec
le claquement de sa forte serrure, la petite Gile
ne sut pas d'abord si elle devait rire ou pleu-
rer, tant elle ignorait profondément les émo-
tions de la solitude.
Depuis douze ans, c'est-à-dire depuis le jour
de sa naissance, on ne l'avait jamais laissée
plus de cinq minutes seule avec elle-même.
Le soir elle s'endormait dans la chambre de sa
-23S SANGUINES.
mère, qui ne voulait pas la quitter la nuit; le
matin, elle travaillait sous le regard de sa
jeune gouvernante ; Faprès-midi, elle devenait
le centre charmant et l'objet aimé de toute
la famille. Dix personnes autour d'elle ne
l'étonnaient point; mais elle ne connaissait
pas plus la solitude que Siegfrie d ne connut la
peur.
Et, cependant, elle était seule, tout à fait
seule, pour deux longues heures encore, elle
n'en pouvait pas douter.
Son père avait quitté Paris pour la chasse.
Sa mère venait de sortir en voiture, emmenant
le cocher avec le valet de pied. La femme de
chambre et son mari le valet de chambre
étaient en pravince, où les avait appelés l'enter-
rement d'un parent. Le chef et la fille de cui-
sine sortaient chacun de leur côté, comme
ils en avaient le droit tous les dimanches,
M^^^ Gile était donc restée sous la garde unique
et peut-être un peu jeune, de sa gouvernante
madrilène, qui lui apprenait l'espagnol.
L'IX-PLANO. 239
Malheureusement, Senorita (comme l'appe-
lait sa petite élève) semblait avoir ses raisons
d'aller se promener, elle aussi. Elle était, ce
jour-là, inconcevablement distraite, et ner-
veuse, et prête à pleurer» Gile l'aimait bien^
et s'enquit de sa peine. Alors, brusquement,
Senorita lui dit qu'elle allait sortir, qu'elle ne
pouvait pas l'emmener, que dans deux heures^
sans faute, elle serait de retour; mais que pour
rien au monde il ne fallait le dire à Madame^
et que Cile lui prouverait sa tendre affection
en restant plus sage encore, toute seule, qu'elle
ne l'aurait été devant sa maîtresse.
Cile promit, sans savoir ce qu'elle promettait
puisque la solitude et elle ne s'étaient jamais
rencontrées. Senorita piqua une grande épingle
dans son chapeau noir, embrassa vivement la
petite fille immobile , et les deux portes
s'étaient "refermées avant que Cile eût rien
compris à ce qui venait de lui arriver.
Mélancolique, elle s'assit doucement sur la
2i0 SANGUINES.
chaise qui se trouvait derrière elle, et poussa
un gros soupir.
Tout le monde l'avait abandonnée.
Ainsi, des cent personnes qui l'aimaient tant
et le lui répétaient sans cesse, parents, grands-
parents, domestiques, gouvernante, oncles,
tantes, cousines, amies, pas une âme n'était
restée là pour avoir l'honneur de lui faire sa
cour. Tout le monde aimait donc « ailleurs »,
et comment expliquer cela? Gile n'avait jamai s
prévu la détresse d'une situation pareille.
Elle se leva sur la pointe du pied, alla de
chambre en chambre, et de salon en salon.
Le vaste hôtel où elle était née l'intimidait
pour la première fois. Après avoir beau-
coup réfléchi, Gile observa que la maison dé-
serte avait reçu en plein jour le silence de la
nuit, et rien n'est plus mystérieux que cer-
tains bouleversements des heures par les
ténèbres du son comme par celles de la lu-
mière. Sans doute, le soleil était vif au dehors,
mais dans le calme soudain des choses autour
L'IN-PLANO. 24i
d'elle, Gile tremblait comme sous une éclipse.
Elle se mit lentement, sagement, au piano,
ouvrit le premier tome de Schumann à la corne
qui marquait son morceau le plus facile:
« Retour du théâtre », et elle voulut jouer.
Mais l'éclat du premier accord la fit sauter de
son tabouret par terre, tant il se répercuta
violemment sur les quatre murs, et elle jugea
prudent de ne pas continuer.
Toujours à petits pas, elle courut vers la
fenêtre: la grande cour pavée, les doubles com-
muns, les hautes portes closes de la remise et
de l'écurie composaient comme d'habitude le
décor trop connu et toujours désert de ses
contemplations pensives. Même la niche du
chien prenait un aspect de maison vide, depuis
le départ pour la chasse. Gile souffla sur la
vitre lisse, et doucement écrivit dans la buée
blanchâtre : — Je m'ennuie.
Mais, soudain, une idée, une éclatante idée,
illumina sa petite cervelle.
21
242 SANGUINES.
L'hôlel n'avait que trois étages, et tout le
troisième était occupé par une vaste biblio-
thèque, interdite à la jeune Gile. En vérité, elle
n'imaginait rien de tout à fait inaccessible que
deux régions supérieures: d'abord cette biblio-
thèque, et, ensuite, le firmament. Qui l'empê-
chait d'explorer, pendant son heure d'indépen-
dance, la première et la plus tentante des
zones qu'elle ne connaissait point? Qui l'em-
pêchait? Sa conscience? Non. Cile avait beau-
coup de conscience, mais seulement à l'égard
des fautes ou des péchés dont elle comprenait
la noirceur. Au troisième étage comme au pre-
mier elle était bien résolue à ne rien faire de
condamnable. Elle y serait sage, ne casserait
rien, marcherait sur la pointe du pied, ne
laisserait aucune trace de [sa visite secrète...
Un peu tremblante, elle monta.
Chaque marche nouvelle, où ses pantoufles
roses n'avaient jamais posé leur semelle flexi-
ble, l'effrayait à la fois et l'intéressait comme
une bande de terrain vierge dans un voyage
L'IN-PLA>0. 2i3
de découvertes. 11 y en eut vingt-huit jusqu'au
sommet. Lorsqu'elle eut atteint la rampe hori-
zontale, Cile se pencha tout émue avec le sen-
timent de fouler la cime du monde.
Sur le palier, la double porte était restée
entr'ouverte. Poussée par l'enfant craintive,
elle tourna majestueusement dans l'ombre,
telle la porte du Mystère, — et Cile entra, sur
la pointe du pied.
II
Cette bibliothèque s'allongeait en forme de
cathédrale, très haute, très profonde et très
sombre, avec des vitraux au-dessus des rayons.
Des multitudes de livres bruns (Cile pensa:
plus de dix millions de livres) couvraient les
murs à droite et à gauche, et même au fond,
dans le lointain. Cile aimait beaucoup leslivres.
Comme on devait s'amuser avec tant d'his-
toires ! Sans doute, elle pouvait bien se donner
la permission d'en lire un peu. D'abord on ne
le saurait pas. Et puis, cela ne faisait de mal à
personne. Pourquoi le lui défendait-on?
Seulement, l'embarras était grand de choisir
un volume entre dix millions. Lequel prendre?
21.
246 SANGUINES.
Le plus beau. Et le plus beau, c'était le plus
grand. Il se trouva que justement devant elle,
tout en bas du plus haut meuble, se dressait le
dos noir et or d'un in-plano gigantesque.
Oh ! celui-là, par exemple, ce n'était pas un
livre, bien sûr. On ne faisait pas de livres
pareils.
Cile se rappela qu'on lui avait donné, autre-
fois, comme cadeau de Noël, un grand jeu
enfermé dans une boîte en forme de reliure.
— Si c'était un jeu ! se dit-elle.
Et elle se pencha pour lire le titre.
En majuscules dorées, le titre se lisait :
HAGIOGRAPH
HISPANOR
Les connaissances bibliographiques et latines
de la lectrice étaient encore trop élémentaires
pour qu'elle sût compléter la phrase sous sa
forme véritable : Hacjiographorum hispanorum
opéra selectissima.
L'IN-PLANO.
Elle mit un doigt dans sa bouche, et se dit,
après réflexion :
— Un hagiographe Hispanor... ça doit être
un jeu mécanique.
Ceci décidé, sa résolution fut prise. Elle
saisit avec les deux mains l'énorme in-plano
presque aussi grand qu'elle, le tira, fit un eff'ort
qui tendit ses reins en arrière... Le volume,
arraché de sa place éternelle, glissa, nascula,
oscilla et retomba tout debout, sur la tranche.
Cile respira largement, fière de sa force, et
plus encore de son audace ; mais elle ne se
hasarda point à transporter une si lourde
charge. Toujours avec les deux mains, elle fit
tourner le premier plat sur ses gonds comme
une porte sourde, et elle recula de quelques
pas.
L'obscurité augmentait autour d'elle. Le
jour baissait, baissait rapidement. Un long
rayon, descendu d'un vitrail bleuâtre, frappait
2Î8 SANGUINES.
le frontispice noir du livre qu'elle venait d'ou-
vrir.
Une sainte espagnole y était gravée en cos-
tume de carmélite, devant un paysage vague-
ment africain. Elle tenait un fouet d'une main,
et de l'autre un grand cœur qui dégouttait de
sang.
Cile, eflrayée, recula encore.
Bientôt, il n'y eut plus rien d'éclairé dans la
vaste salle, que le fantôme triste et pâle de la
Sainte ; mais plus les alentours s'obscurcissaient
de noir, plus elle-même s'illuminait de blanc.
Elle paraissait grandir, bouger, remuer ^es
yeux.
Un souffle d'air venait du paysage animer les
plis de ses vêtements.
ENe penchait la tête.
Elle parla enfin.
— Cécile...
La pauvre petite, presque morte d'effroi,
tomba sur les genoux.
L'IN-PLANO. 2i9
— Madame... dit-elle.
Puis, se reprenant comme une enfant sage,
et pensant, à propos, qu'il fallait dire « ma
sœur » à toutes les religieuses, elle muriitL-'^a
poliment :
— Ma Sainte...
L'apparition répondit :
— Ne crains pas.
— Oh î je n'ai pas peur, dit Cile, toute blanche,
mais je suis bien intimidée... Pardonnez-moi,
ma Sainte.
Tout en parlant, elle considérait le costume
flottant de l'Immortelle, la tunique brune, le
scapulaire, les pieds nus dans les sandales, et,
par-dessus toute la stature, le vaste manteau
blanc comme une lumière.
— Viens plus près, dit la Sainte, plus près.
Que puis-je pour toi? As-tu quelque chose à
me dire, ou plutôt, à me demander?
Cile s'enhardit :
— Plutôt à vous demander, ma Sainte. Il y
a tant de choses que je voudrais savoir! Et vous
250 SANGUINES.
devez savoir tout, puisque vous venez du ciel.
— Eh bien, je te permets de me poser trois
questions. Trois, pas une de plus. Je t'écoute.
Et je te répondrai, mon enfant.
Tout de suite, l'enfant posa la première :
— Pourquoi me défend-on de venir ici ?
La Sainte lentement répondit:
— Parce que les poutres, et les planches, et
les feuilles, et les gravures de toute cette bi-
bliothèque sont le tronc et les branches et les
feuilles et les fleurs de l'Arbre de la Science
du Bien et du Mal.
— La Science du Bien et du Mal, répéta
l'enfant. Qu'est-ce que c'est?
— C'est la connaissance de la vie.
— La Vie... répéta-t-elle encore. Oh!
qu'est-ce que sera ma vie?
La Sainte frissonna imperceptiblement.
— Ce serait ta dernière question, petite
Cilc, réfléchis bien! N'aimerais-tu pas mieux
m'en poser une autre?
L'IN-PLANO. 251
Mais la petite, peu à peu rassurée, insis-
tait :
— Non! non! c'est tout ce que je veux
savoir.
— Si je te réponds, tu regretteras de m'avoir
interrogée.
Gile hésita, pâlit de nouveau, et reprit d'une
voix très douce :
— Ma Sainte, répondez-moi, vous me l'avez
promis.
Alors l'apparition éleva vers le ciel sa main
qui tenait un grand cœur de pourpre, et les
gouttes de sang se mirent à tomber, d'abord
une à une, comme des larmes, puis par ruis-
seaux, comme des sanglots.
— Je pourrais, dit-elle sourdement, ouvrir
le livre de ta vie, savoir comment... de quel
côté... sous quelle forme... et les circonstan-
ces... A quoi bon? Toutes les vies humaines
sont nivelées sous le même rouleau et, quelle
que soit ta vie, elle sera la Vie... Ecoute-moi
252 SANGUINES.
bien, ma pauvre enfant. Tu vis d'illusion et
d'espoirs : ton illusion s'évanouira; tous tes
espoirs seront fauchés; jamais! jamais tu
n'obtiendras ni de conserver ce que tu chéris,
ni de posséder ce que tu désires, ni de réaliser
ce que tu rêves. Tu poursuivras le bonheur
d'une poursuite insensée ; tu le verras partout
à portée de la main, et toujours ta main
retombera sur le vide, tes genoux sur la terre,
et ton front sur tes genoux avec tant de san-
glots que tu te croiras mourir... Tu mourras
cent fois avec tes cent rêves; ton dernier jour
n'est pas le plus noir de ceux qui te restent à
vivre.
Un flot de sang ruissela du cœur suspendu.
— Écoute-moi bien... Tu aimeras. Un senti-
ment nouveau, étrange, inexprimablement
lumineux et tendre envahira ton âme crédule,
qui le prendra pour le bonheur, et plus il
t'aura promis d'allégresse, plus il flagellera ton
L'IN-PLANO. -253
corps et ton esprit avec son triple fouet d'hor-
reur, de désespoir et de dégoût. Quel que soit
ton amour, il mourra dans les larmes et tes
douleurs seront telles que tu ne peux pas les
Le cœur se gonfla plusieurs fois à toute
lole:
jours.
violence. Le sang rouge en ruisselait tou-
— Écoute-moi encore... Tu seras mère. Ahl
cette fois tu croiras vraiment avoir trouvé le
chemin de la vie bienheureuse. Ton enfant!
Ton enfant I Comme tu le désireras! Quel
avenir enchanté tu révéras pour toi-même et
pour lui dans tes bras ! Mais du jour où Dieu
te l'aura promis, tes laimes ne cesseront plus
de couler sur tes joues. Douleurs horribles
pour l'obtenir, efforts et peines de tous les
jours pour le conserver à la vie, terreur s'il
est malade, déchirement inguérissable si Dieu
te le reprend comme il te l'a donné. Alors tu
SANGUINES.
connaîtras que le malheur monte comme une
marée à l'assaut de la vie humaine, et sans
cesse, d'année en année, grossit ses vagues de
sanglots.
Le cœur s'élargissait tel qu'un soleil du
soir. On ne voyait presque plus sa forme, car
le sang débordait tout autour de lui.
— Enfin, reprit la Sainte, fais le compte
aujourd'hui de tous ceux que tu aimes et
sache que pas un d'eux ne sera près de ton
chevet le jour où, vieille femme et presque une
étrangère dans un monde nouveau, tu mour-
ras, affreusement seule. Tu verras, l'un après
l'autre, tes quatre grands-parents si bons et
tant aimés disparaître des lieux où tu les
embrassais. Tu verras ta mère expirer, peut-
être après une agonie dont tu frissonneras
pour toujours. Tu mettras ton père mort dans
un cercueil de chêne, entre deux couches de
sciure de bois pour que sa pourriture ne filtre
L'IN-PLANO. 2o5
pas à terre, par les fentes de la caisçe reclouée
sur son front...
— Ah ! ! !
Cile, au dernier degré de l'épouvante, criait,
pleurait, tendait les mains...
— Non... non... ma Sainte... non... ne me
dites pas...
Elle se jeta en suppliant dans les plis du
manteau de lumière; mais à travers la vision
impondérable, elle toucha l'énorme in-plano
toujours debout sur sa tranche... Le volume
chancela en arrière, s'abattit de toute sa hau-
teur et son bruit formidable tonna dans la
voûte retentissante, pendant qu'au sein du
nuage de poussière bleuâtre s effaçait et fuyait
sainte Thérèse de Jésus.
Au même instant la porte s'ouvrait... Brus-
quement quatorze jets de foudre enflammèrent
le lustre électrique, et Cile entendit la voix de
son père crier sur un ton de fureur qu'elle nt
lui avait jamais connu :
m SANGUINES.
— Cécile! méchante enfant! c'est ici que je
te trouve !
Ah ! la pauvre petite n'était guère en état de
repondre. Elle écouta la colère paternelle avec
une espèce d'égarement; elle vit dans cet
éclat de voix le commencement des malheurs
de la vie, et dans une explosion de larmes elle
se coucha sur le plancher.
III
— Je veux mourir tout de suite, tout de
suite; je veux mourir tout de suite... répétait-
elle.
Le père inquiet, s'approcha, la releva, la
prit sur ses genoux, l'interrogea. Que s'était-il
passé? Qu'est-ce que tout cela signifiait?
Pourquoi était-elle entrée là? et pourquoi ces
cris de désespoir? Mais Gile ne voulait pas
répondre. Gile ne voulait plus que mourir.
Elle sanglota pendant une heure sans pou-
voir expliquer sa peine. Elle pleurait, la tête
perdue sur l'épaule de son père, qui la berçait
un peu. Et tout à coup elle raconta ce que lui
22.
258 SANGUINES.
avait dit la Sainte, avec une petite voix
blanche, monotone et désespérée comme en
ont les personnes mourantes qui prononcent
leurs dernières paroles.
Son père l'écoutait parler. 11 ne voulait
montrer qu'une émotion souriante; mais,
malgré les efforts de toute sa volonté, il ne
put s'empêcher d'avoir les yeux en larmes et
resta plus pâle que la petite lorsqu'elle eut
achevé son récit...
Alors il l'embrassa de plus près. Ses deux
larges mains affectueuses enveloppèrent des
deux côtés la petite tête blonde inondée de
pleurs, et il lui dit avec une extrême tendresse :
— Mon enfant... mon petit... console-toi...
Tu as été punie, tu le vois, parce que tu m'avais
désobéi. Voilà ce qui arrive aux petites filles
qui vont dans les bibliothèques. Elles lisent
sur la vie certaines choses qu'elles n'ont pas
besoin de savoir...
Il reprit après une hésitation :
— ... et qui ne sont pas vraies.
L'IN-PLANO. 250
Cile leva ses yeux d'enfant grave :
— Pas vraies?... Gomment, pas vraies?... Ce
que m'a dit la Samte n est pas vrai?
— La Sainte a voulu t'effrayer, pour ta
pénitence, ma chérie; mais la vie est tout le
contraire du tableau qu'elle t'en a fait. La vie
est belle... La vie est douce... La vie est
bonne... Tout est bonheur.
Et, de nouveau, il s'efforça de sourire.
L'enfant le regarda longtemps... puis elle le
serra de toute sa force, en tremblant de la tête
aux pieds.
.*3^^
TABLE
l^OMME DE POURPRE 1
DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT 55
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE 73
ESCALE EN RADE DE NEMOURS 107
LA FAUSSE ESTHER 123
LA CONFESSION DE M"® X 161
L'aVENTURE EXTRAORDINAIRE DE MADAME
esquollier 181
une ascension au venusberg 205
la persienne 223
l'in-plano 235
IMPRIME
PAR
PHILIPPE RENOUARD
19, rue des Saints-Pères
PARIS
\K^gS
08S3
Louys, Pierre
Sanguines
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